Faire société avec ses opposant∙es

Peinture abstraite de Tarfa Fahad
Peinture abstraite de Tarfa Fahad

Le philosophe politique John Rawls définit le concept de société comme étant une « association d’associations », soulignant par là —et de manière plutôt éloquente, je trouve— que nous ne pouvons nous attendre, dans nos sociétés pluralistes contemporaines, à ce que tout le monde s’entende sur un seul et unique mode de vie, mais que cela ne nous empêche pas de nous reconnaître mutuellement comme faisant partie d’un ensemble plus large de coopération. En d’autres mots, il y aura toujours des divergences profondes sur des questions morales et sociales, mais peut-être pas sur le fait que nous avons besoin des uns et des autres pour continuer à vivre en société.

Est-ce que même ce lien social minimal est mis à mal par les temps qui courent ? Il est devenu un lieu commun que de dire que nous assistons à une fissure du tissu social, au point où de nombreux groupes en viennent à se demander si le camp opposé peut encore légitimement faire partie de la société tant celui-ci n’est pas respectable et commet des atrocités inacceptables. Cette fracture sociale est loin d’être nouvelle, mais elle est peut-être amplifiée par les réseaux sociaux et les différents algorithmes du web favorisant les chambres d’échos de part et d’autre, entraînant une polarisation et une radicalisation des différentes positions. Que ce soit le clivage politique gauche-droite traversant la plupart des sociétés, ou encore les tensions entre un mouvement social et les personnes y étant opposées ou simplement indifférent∙es (pour citer un exemple, plusieurs des lecteurs∙trices ici connaissent bien les rapports entre véganes et non-véganes… ou encore entre véganes !), entre confessions religieuses ou groupes nationaux, ou lorsque des personnes en viennent à adhérer à des théories du complot, il semble que bien des choses nous divisent et mettent en doute notre capacité à collaborer et à garder des liens.

C’est ainsi que, confronté∙es à une personne ne partageant pas nos valeurs et principes fondamentaux, on en vient à être inconfortables, à développer une mauvaise opinion d’elle et à éviter sa compagnie. Il devient même tentant de vouloir lui accoler des épithètes péjoratives, à caricaturer ses positions, ses arguments, voire à dénigrer ses qualités morales — si elle pense telle chose, n’est-elle pas au fond une mauvaise personne ? À un certain point, celle-ci devient à nos yeux une étrangère morale, c’est-à-dire qu’on semble évoluer dans un univers moral différent du nôtre et que ses croyances et actions nous paraissent tout simplement dénuées de sens. Et on sait combien la pente glissante de l’exclusion, de la stigmatisation, voire de l’agressivité et de la violence, se pointe du moment que certains groupes sont considérés étrangers — phénomène que l’on appelle en anglais l’otherization, ou en français l’altérisation, soit le fait de considérer ces individus comme étant essentiellement des Autres, ne faisant pas partie du Nous.

Je pose donc la question : pourquoi nous éloignons-nous les uns des autres aussitôt qu’il y a des divergences morales et politiques ?

On peut bien avoir des convictions morales profondes et croire que les autres n’étant pas en accord avec nous sont dans le tort et font du mal. Mais pourquoi cela nous mène si souvent à rejeter ces personnes et à caricaturer tout ce qu’elles pensent ? J’ai envie de croire que d’autres voies sont possibles, que nous pouvons continuer à être ami∙es, des concitoyen∙nes qui peuvent se parler et se respecter, et que nous pouvons garder un lien malgré nos désaccords — sans nier ces désaccords pour autant, mais plutôt en ne réduisant pas la relation à ceux-ci. Même lorsqu’une personne endosse des idées que nous abhorrons et que nous trouvons socialement dangereuses, j’ai envie de croire que non seulement le lien mérite d’être préservé mais qu’on a encore de plus fortes raisons de le préserver. C’est une chose que de bâtir un mouvement social et de s’allier avec des personnes partageant nos valeurs, mais nous perdons aussi beaucoup à cesser de nourrir des liens avec des personnes n’étant pas comme nous.

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« Capacitisme » (La pensée végane)

Couverture du livre "La pensée végane".

Je signe l’entrée sur le capacitisme dans l’excellent recueil dirigé par Renan Larue, La pensée végane. 50 regards sur la condition animale, paru aux Presses universitaires de France à l’automne 2020.

Le livre contient une cinquantaine de textes introductifs, à la fois accessibles et fouillés, et pour la plupart inédits, sur les thèmes suivants :

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Violences et bienveillance, envers les autres et envers soi

Tableau de Shadia Alem, “Beyond” (1993).

Lorsqu’on s’investit dans un mouvement social, on aborde généralement les systèmes d’oppression au sens structurel, systémique et sociétal. On parle donc d’injustices se produisant à grande échelle, de manière répétée et souvent tenace, et ayant des conséquences très dramatiques sur des groupes particuliers. Je me rends de plus en plus compte que cette analyse restera incomplète tant qu’on ne s’intéressera pas aussi aux formes de violence à plus petite échelle, c’est-à-dire celles qui se manifestent dans la sphère plus privée entre tout individu et qui passent inaperçues la plupart du temps — ces violences du quotidien, ces violences que l’on commet y compris envers les gens que l’on aime le plus, sans reconnaître qu’il s’agit de violence ou d’enfreinte aux limites d’autrui. Et je ne parle pas de violences perpétrées par des individus manipulateurs ou de celles qui courent dans les relations toxiques, mais bien de celles que tout un chacun ayant grandi dans une société qui nous inculque à ne pas prendre responsabilité de nos émotions et à ne pas valoriser l’autonomie d’autrui reproduit par des moments d’impatience et de négligence, de fatigue et d’ignorance, parfois même malgré les meilleures intentions.

La plupart des gens ne sont pas méchants, et pourtant nous vivons dans des sociétés éminemment oppressives. Cela est dû en partie au fait que nous reproduisons des normes sociales qui limitent les libertés d’autrui (et les nôtres), comme celles liées aux rôles du genre et à l’identité du genre, et que les classes privilégiées reconduisent leurs privilèges (de manière consciente ou inconsciente). Pour la féministe Marilyn Frye, ces oppressions provoquent le sentiment de vivre dans une cage, une cage dont les barreaux réduisent et prédéterminent significativement nos options.1 Je pense que la manière dont nous nous traitons les uns les autres ajoute des barreaux à ces cages en ce que cela brime notre développement, notre bien-être, notre capacité à rentrer en relation avec autrui (et avec soi-même) ainsi que notre confiance en soi (et en les autres). On ne s’en rend pas compte, entre autres parce qu’on y est habitués, parce que tout le monde en fait autant, parce qu’on sait que ces individus nous aiment et veulent notre bien et parce qu’on manque de modèles pour faire mieux. Et pourtant plusieurs de nos comportements parviennent, même involontairement, à brimer les possibilités d’autrui et à miner leur développement. En ce sens, ce que j’appelle ces « violences du quotidien » participent aussi aux diverses formes d’oppression, du moins rendent les libérations plus ardues, d’autant plus qu’elles ont un effet cumulatif.

Je pense maintenant que l’une des manières reconnues pour désamorcer et renverser ces violences du quotidien pourrait également s’avérer utile dans tout mouvement pour la justice sociale au sens large: développer notre bienveillance, notre bienveillance non seulement envers des groupes vulnérabilisés, mais aussi à tout moment envers toutes et tous — envers les autres et envers soi, envers les étrangers comme nos proches. Je sens que de tels outils sont malheureusement négligés dans plusieurs cercles militants, et je voudrais dans ce texte développer sur l’intérêt à pratiquer la bienveillance le plus possible ainsi qu’à prendre conscience de combien elle est absente de la plupart de nos interactions quotidiennes. Lire la suite