Petit guide pour ne pas (toujours) se fier à ses intuitions

ensemble contre la philophobie 2

Connaissez-vous la philophobie?

Lancée en octobre 2013, la campagne Ensemble contre la philophobie! propose d’intéressantes réflexions au sujet de la perception de la philosophie au sein de notre société, perception parfois hostile ou du moins très sceptique de ce côté-ci de l’Atlantique, et nous invite à revaloriser cette discipline intellectuelle.

Nous connaissons tous certains des préjugés les plus classiques à l’encontre de la philosophie: elle ne servirait à rien, elle serait détachée du monde et des problématiques contemporaines (les philosophes vivent dans une tour d’ivoire!), elle s’embourberait dans un langage obtus et trop souvent métaphysique, elle ne fournirait que des questions et aucune réponse, et encore, et encore. Il est possible que certains de ces préjugés soient, dans une certaine mesure, nourris par certain-e-s philosophes, mais il me semble qu’ils représentent bien davantage une ignorance profonde de ce qu’est la philosophie même. On ne peut, de toute façon, mettre tous les philosophes dans le même panier, car en philosophie, on défend tout et son contraire. Cela ne signifie pas qu’ils ont tous tort et que l’effort de rechercher la vérité soit vain (un autre préjugé tenace!), mais plutôt, qu’il faut prendre le temps d’écouter les arguments avant de juger.

Pour vous partager mon parcours personnel, j’ai décidé de me diriger dans des études en philosophie parce que je m’intéressais à tout. On peut, à peu près, tout étudier du point de vue philosophique, car la philosophie s’intéresse aux questions fondamentales portant sur de nombreuses autres disciplines. Par exemple, j’adore l’art: on peut alors faire de la philosophie de l’art, où l’on s’intéresse à ce qu’est le beau, à qui peut déterminer ce qui est de l’art ou non et à quels principes permettent de critiquer ou d’analyser une oeuvre d’art, par exemple. À mes heures, je suis également passionné de sciences et j’ai eu énormément de plaisir à étudier la philosophie des sciences, où l’on cherche entre autres à comprendre ce qu’est une (bonne) théorie scientifique. On peut en dire autant de l’anthropologie philosophique (qu’est-ce que l’être humain?), de la philosophie du langage, de la philosophie de la religion, de la philosophie de l’histoire, de la philosophie de l’économie, de la philosophie du droit et, évidemment, de la philosophie morale (mais y a-t-il une morale non philosophique?) et de la philosophie politique, pour ne mentionner que celles-là. Et qui plus est, chacun de ces domaines comporte des sous-divisions, des spécialisations sur des thèmes de plus en plus précis. Bref, j’ai l’impression qu’un tant soit peu que nous sommes passionnés d’un sujet, il est pratiquement impossible de faire l’économie d’une analyse proprement philosophique.

La philosophie, entre autres choses, étudie notre manière de penser. Elle enseigne ainsi l’art de l’argumentation et nous force à aller au bout de nos idées, elle nous aide à les défendre et nous offre de les changer au gré des débats. C’est ainsi que l’une des facettes de la philophobie, c’est le refus de s’engager dans un débat en bonne et due forme. On est philophobes lorsqu’on se contente de clichés, d’intuitions irréfléchies et de sophismes plutôt que de s’ouvrir à l’occasion de tester la force de nos idées et d’accepter de changer notre opinion devant les meilleurs arguments présentés. Le statu quo idéologique fait toujours moins peur que la recherche de la vérité. Et certains ont peur de la vérité, ou d’avouer qu’ils se sont trompés.

Savons-nous seulement philosopher? Loin de moi la prétention d’expliquer ici comment faire (d’autant plus que je suis moi-même en continuel apprentissage), je souhaite néanmoins lancer des pistes pour expliquer comment ne pas philosopher.

Pouvons-nous nous fier à nos intuitions morales?

En étudiant en philosophie, on en vient à découvrir une panoplie de thèses plus étranges les unes que les autres, du moins du premier coup d’oeil. La théorie des formes de Platon est bien connue et est souvent mal comprise: comment peut-il exister une réalité parallèle et plus parfaite que la nôtre? N’est-ce pas là de l’ésotérisme? René Descartes a affirmé que les animaux ne peuvent ressentir la douleur: comment peut-on nier ce que l’expérience quotidienne démontre en tout temps? Il existe aussi des philosophes comme George Berkeley qui tentent de démontrer que la matière n’existe pas, ou d’autres comme Leibniz qui croient que la réalité est composée de monades, objets immatériels et indivisibles. Métaphysique à part, j’ai aussi beaucoup de difficulté à comprendre comment on peut développer de manière cohérente des systèmes logiques qui autorisent les contradictions.

En philosophie morale et politique, des thèses contre-intuitives choquent d’autant plus, car les enjeux sont plus imposants et directs: ils sont censés déterminer notre manière de vivre et d’interagir avec le monde. Je suis habitué d’entendre des réactions impatientes lorsque j’affirme qu’il faut abolir l’exploitation animale et revendiquer l’égalité morale entre les humains et les autres animaux. Je suis aussi partisan d’un système politique radicalement égalitariste, dont certains des thèmes sont à peine abordés dans l’arène politique tant ils sont éloignés de nos réalités. Enfin, j’ai déjà fait part de thèses antinatalistes stipulant qu’il est toujours mal d’avoir des enfants — thèses que je ne partage pas, mais que je trouve instructives et qui bousculent nos idées reçues.

Ces thèses sont contre-intuitives, soit. Mais la question est plutôt: sont-elles fausses pour autant? Et si elles sont fausses, comment fait-on pour les réfuter? Simplement affirmer leur caractère contre-intuitif n’avance à rien, comme je l’expliquerai plus bas. Il faut pouvoir justifier ces intuitions, en avançant des arguments.

Il faut aussi être prudent avec la manière de trouver des arguments, car la plupart du temps nous réfléchissons à l’envers: nous commençons par nous demander quelle est notre opinion et ensuite nous cherchons des arguments pour l’appuyer. Notre opinion doit être bonne, et dans ce cas les arguments que nous trouverons suffiront. Si une thèse nous parait contre-intuitive, on la balaie du revers de la main avec le premier prétexte trouvé. Visiblement, cette technique est biaisée. Mais pourquoi? En quoi est-ce mal de se servir de ses intuitions de cette manière?

Voici six problèmes possibles de l’appel aux intuitions:

  1. Une intuition à elle seule n’est pas un argument. Au mieux, il s’agit d’une raison pour considérer une proposition, mais cette idée doit être défendue par d’autres arguments. Par exemple, on ne peut pas réfuter une thèse en disant que la conclusion est contre-intuitive: pour réfuter un argument, il faut réfuter les prémisses (car logiquement parlant, si les prémisses sont vraies et si l’argumentation est valide, la conclusion est nécessairement vraie). Il faut donc, par exemple, montrer qu’une prémisse entre en conflit avec des faits ou des principes établis ou qu’elle ne s’applique pas à certaines situations. Cela est déjà beaucoup plus constructif que de simplement dire « mon intuition dit le contraire ». Or, c’est précisément cette intuition qu’il faut pouvoir justifier.
  2. Rien ne garantit que nos intuitions soient cohérentes entre elles. Comment déterminer lesquelles l’emportent sur les autres, alors? Il serait intellectuellement malhonnête d’affirmer nos intuitions dans certaines situations lorsque cela nous arrange, et ignorer que ces intuitions mènent à des problèmes que nous ne voudrions pas assumer.
  3. Même si une proposition nous parait contre-intuitive, il se peut que l’alternative soit encore plus contre-intuitive. Il est donc essentiel d’aller au bout de nos intuitions et de les tester entre elles.
  4. Il se peut que certaines de nos intuitions soient influencées par notre éducation et notre environnement qui favorisent un point de vue particulier. Nos intuitions, loin d’être neutres, sont souvent le reflet de biais et de préjugés. Il ne faut pas oublier que l’intuition selon laquelle les hommes sont supérieurs aux femmes, par exemple, a été longtemps affirmée haut et fort et partagée par la plus grande partie de l’humanité, incluant les femmes. Si nous ne disposons pas de méthodes pour remettre en question nos intuitions, baser des raisonnements sur des intuitions est alors un projet profondément conservateur.
  5. Rien ne garantit que nos intuitions soient partagées par les autres. Si nous débattons en avançant seulement nos intuitions et que notre interlocuteur en fait autant, l’échange aboutit rapidement à un cul-de-sac et personne n’apprend quoi que ce soit. On sera convaincu d’avoir raison et l’autre en pensera autant. Pourtant, il est logiquement impossible qu’une thèse et son contraire soient vrais en même temps, ce qui devrait nous amener à être plus humbles envers notre propre position. Mais même si notre intuition était largement partagée, cela ne signifie pas qu’elle soit juste pour autant. Faire de la philosophie, ce n’est pas sonder la doxa, mais bien la confronter pour voir ce qui résiste le mieux aux meilleurs arguments.
  6. Nos intuitions ne sont pas inflexibles, elles évoluent au cours de notre vie. Elles peuvent changer au gré des débats, des remises en question, ou même des expériences de vie nous ouvrant les yeux à de nouveaux points de vue. Faire référence à des intuitions irréfléchies explique peu en quoi ces intuitions sont crédibles, car elles peuvent changer. Pourquoi mon intuition endossée au temps t1 serait-elle supérieure à cette autre intuition que j’ai endossée au temps t2?

D’un autre côté, il est impossible de totalement s’affranchir de ses intuitions. À tout le moins, si celles-ci n’ont pas le dernier mot, il est sain qu’elles aient le premier mot: on a besoin d’un guide pour étudier un problème. Il faut bien commencer quelque part. Nos intuitions peuvent donc lancer le débat, mais ne le ferment pas, pour les raisons mentionnées ci-dessus.

C’est d’ailleurs bien connu de la part des philosophes qui avancent des thèses contre-intuitives. Si leurs propositions ne faisaient qu’aller contre le sens commun, elles n’auraient pas beaucoup d’intérêt. Le génie de ces philosophes consiste alors à démontrer que, malgré les apparences, leur théorie explique mieux d’autres de nos intuitions. Il n’y aurait aucun intérêt à développer une théorie entièrement détachée de toutes nos perceptions — ce serait alors difficile d’expliquer en quoi celle-ci serait convaincante.

Il faut donc apprendre à dépasser nos intuitions tout en apprenant à bien les utiliser. Voici trois façons possibles de le faire, bien qu’il y en aurait d’autres:

Test des contre-exemples: une façon de tester nos intuitions est de les transposer dans des situations différentes, moins familières. Les philosophes sont habiles pour inventer n’importe quelle expérience de pensée juste pour prouver un point, mais l’exercice n’est pas vain pour autant. Ce procédé ressemble en fait à une opération mathématique où nous tentons d’isoler une variable. Nous neutralisons de nombreux paramètres afin de savoir quelle est l’intuition qui l’emporte, toute chose égale par ailleurs. En d’autres mots, il faut tenter d’aller au bout de nos intuitions et les mettre à l’épreuve. Et si celles-ci ne tiennent pas dans certains cas, est-il encore justifié de généraliser leur application? Et si ça ne peut être généralisé, est-ce qu’une raison l’explique? (Un risque, par exemple, serait de toujours généraliser à partir des expériences de pensée. Un cas exceptionnel ne se transpose pas nécessairement à un cas normal.)

Test de cohérence: puisque nos intuitions ne sont pas toujours compatibles entre elles, il va falloir faire un tri. Cela implique d’abandonner certaines d’entre elles et de garder les meilleures, les plus fondamentales.

Test d’impartialité: nos intuitions, et en particulier nos intuitions morales, sont probablement partiales. Il n’est pas évident de se défaire de ses préjugés par soi-même, et c’est pourquoi il est essentiel de les confronter auprès de ceux et celles qui ne pensent pas comme nous. Il faut prendre le temps d’accueillir le point de vue des autres et les arguments qui les soutiennent. Il faut aussi se demander: si je pense telle chose, n’est-ce pas parce que cela m’avantage? Et si je n’étais pas dans cette situation, est-ce que j’aurais raison de penser différemment? Et pourquoi les gens ne partagent-ils pas mon avis? En d’autres mots, il faut tenter d’adopter la perspective d’autrui.

Ces tests ne suffiront pas à résoudre tout problème philosophique, loin de là. Par contre, ils constituent des manières plus saines d’aborder des questions profondes et de se concentrer sur l’essentiel. Et c’est à ce moment-là seulement que nos intuitions deviennent réfléchies, qu’elles gagnent en crédibilité, et qu’on peut alors mieux les utiliser au sein de débats. Évidemment, certaines convictions demeureront sans doute irréductibles l’une à l’autre, mais au moins, nous serons alors en mesure de mieux comprendre pourquoi.

Développer l’humilité philosophique

En un mot, pour commencer à faire de la philosophie, il faut faire preuve d’humilité philosophique (ou d’humilité intellectuelle, si l’on veut). Cela consiste à ne jamais tenir nos intuitions pour acquises et à être prêt à reconnaître que l’on peut se tromper. Par le fait même, il ne faut pas avoir peur de partager nos opinions, tout en admettant qu’elles doivent changer au fil des meilleurs arguments soulevés. Oui, ça demande de piler sur notre orgueil. Il serait plus simple de se conforter dans notre petite vision du monde, bien protégée de l’esprit critique et des points de vue divergents. Mais alors, on tombe dans le dogmatisme, comme si la croyance se suffisait à elle seule, sans besoin de démonstration. Certains pensent que ce n’est pas grave, car chacun a droit à son opinion. Bien sûr, mais ça ne signifie pas que notre opinion ait de la valeur pour autant, et faire appel à ce droit n’explique en rien pourquoi notre opinion est juste. Ne pas accepter de remettre en question nos opinions, c’est donc avouer leur faiblesse. Comme l’écrivait bien John Stuart Mill dans son fameux essai De la liberté:

Mais ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité: tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable: une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation à l’erreur. (p. 85)1

Autrement dit, on ne perd rien à débattre. Dans un cas, on apprend mieux la justesse de notre position et on saisit une belle occasion de faire réfléchir autrui. Dans un autre cas, on apprend que notre opinion était erronée et alors on la change pour une opinion que l’on juge maintenant plus juste. Et c’est tant mieux. En refusant de remettre en question nos intuitions, en revanche, on perd à la fois l’occasion de mieux savoir si elles sont justes, ou de les changer si elles étaient fausses. Bref, il ne faut pas avoir peur de nos intuitions, à condition que l’on sache les remettre en question!


Merci à Annie-Ève Collin et à Vincent Duhamel pour leurs commentaires.

1. John Stuart Mill (1859), De la liberté. Traduction de Laurence Lenglet, Gallimard, Folio essais, 1990, 243 pages.