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Très tôt, de nombreuses femmes se sont engagées au premier plan du mouvement social en faveur des animaux, ce dont témoigne cette liste historique recueillie par le Vegan Feminist Network. Malheureusement, leur contribution tend à être oubliée, alors que les noms d’hommes intellectuels (dont Peter Singer, Tom Regan ou Gary Francione) figurent immanquablement dans toute initiation à la question des droits des animaux. Encore une fois, on peut craindre que la force politique des hommes réécrive l’histoire à sa manière.
Cet extrait du livre Animals and Society: An Introduction to Human-Animal Studies (2012, Columbia University Press), écrit par Margo DeMello, a le mérite de bien illustrer le rôle clé joué par certaines femmes dans l’avancement de la cause animale, ainsi que des liens entre le mouvement féministe, le mouvement ouvrier et le mouvement animaliste. Et au-delà de ces questions, l’origine de ce mouvement demeure fort intéressante en soi. Il y a en effet ce fait paradoxal que le mouvement pour les droits des animaux a émergé autour de la question de l’expérimentation animale alors que de nos jours, on considère souvent qu’il s’agit de l’enjeu le plus difficile à aborder!
L’histoire du mouvement anti-vivisection (p. 183-185)
Même si beaucoup se figurent que le mouvement pour la protection des droits des animaux est un phénomène très récent, en réalité il vit le jour dans l’Angleterre du XIXe siècle grâce à des groupes opposés à la vivisection. Le mouvement anti-vivisection se composait de féministes engagées dans la cause suffragiste en Angleterre (puis plus tard aux États-Unis), de leaders religieux pour qui la vivisection constituait un crime envers les créatures de Dieu, et d’humanistes s’objectant à la vivisection pour des raisons morales.*
Parmi tous les groupes religieux qui exprimèrent leur opposition aux expériences pratiquées sur les animaux, le plus véhément fut la Société des Amis (quakers). Les quakers se distinguaient des autres groupes chrétiens par leur croyance en un au-delà et en un présent où les humains et les autres espèces peuvent vivre ensemble en paix. Ils croyaient en outre à l’égalité des hommes et des femmes sur le plan spirituel, et de fait les femmes étaient libres de prêcher aux côtés des hommes. Certains quakers, notamment Anna Sewell, dénoncèrent la cruauté inhérente à la vivisection. En 1877, Sewell écrivit Black Beauty, l’histoire d’un cheval qui subit énormément de cruauté au cours de son existence. Considéré par certains comme l’équivalent de La Case de l’oncle Tom pour la cause de la protection des animaux, Black Beauty exerça une très grande influence sur le mouvement anti-cruauté alors en plein essor en Angleterre. De plus, puisqu’il s’agissait nommément d’un livre destiné aux enfants, il servit à inculquer l’empathie envers les animaux chez un grand nombre de jeunes lecteurs.
De leur côté, les suffragettes pouvaient elles aussi percevoir le caractère cruel de la vivisection, et nombre d’entre elles assimilèrent la victimisation des femmes aux mains des hommes à la manière dont les animaux étaient persécutés par les humains. À cette époque, ni les femmes, ni les animaux ne disposaient de droits, et de nombreuses féministes ne pouvaient manquer de constater les parallèles entre le traitement imposé aux femmes, qu’on attachait alors avec des sangles lors de l’accouchement et qu’on forçait à subir une hystérectomie, et celui infligé aux animaux. En 1875, la National Anti-Vivisection Society (Association nationale contre la vivisection), première association en son genre dans le monde, fut fondée par une femme, Frances Power Cobbe. Elle établit un autre groupe en 1898, la British Union for the Abolition of Vivisection (Union britannique pour l’abolition de la vivisection). Grâce aux activités déployées par Cobbe et d’autres opposants à la vivisection, l’Angleterre adopta en 1876 la première loi en matière de protection animale au monde, la Cruelty to Animals Act (Loi sur la cruauté envers les animaux), qui contrôlait l’utilisation d’animaux en vivisection. Cette loi exigeait que les expériences impliquant d’infliger de la douleur ne soient pratiquées que « lorsque les expériences proposées sont absolument nécessaires […] afin de sauver ou de prolonger une vie humaine » et que les animaux soient anesthésiés, utilisés dans le cadre d’une seule expérience, et tués une fois celle-ci terminée.
Pendant un temps, les hommes de la classe ouvrière prirent eux aussi position contre la vivisection. Puisque les cadavres d’indigents et de criminels servaient toujours à la dissection, nombreux étaient ceux de la classe ouvrière à craindre que leur tour viendrait. En 1907, un certain nombre de groupes distincts s’unirent afin de lutter contre la vivisection dans une série d’évènements maintenant connus sous le nom de Brown Dog Riots. Ils tiraient leur inspiration de la mort d’un chien qui, d’après les déclarations de deux étudiantes en médecine, avait été soumis à de multiples expériences, en violation des conditions de la Cruelty to Animals Act. Ces femmes érigèrent plus tard dans un parc de Battersea, en Angleterre (emplacement d’un hôpital opposé à la vivisection), un monument à la mémoire du chien qui fut au centre de l’affrontement entre les partisans de la vivisection — pour la plupart étudiants en médecine — et ses adversaires — composés de féministes, de syndicalistes et de socialistes. Les groupes de travailleurs tenaient pour tyrannique le corps médical, constitué en grande partie d’une élite fortunée, et s’alignèrent par conséquent avec les anti-vivisectionnistes; à leurs propres yeux, ces deux groupes étaient des laissés-pour-compte. Dans son ouvrage sur les émeutes, Coral Lansbury écrit : « La question des droits des femmes et celle de l’opposition à la vivisection se confondirent [vers la fin du XIXe siècle] à un degré qui dépassait la conscience, et les animaux étaient continuellement perçus comme des substituts pour les femmes qui voyaient leur propre détresse reflétée chez les victimes des vivisecteurs » (1985, 128).**
Le mouvement anti-vivisection fit son apparition aux États-Unis avec l’ouverture des premiers laboratoires d’expérimentation sur les animaux dans les années 1860 et 1870, puis la formation de l’American Anti-Vivisection Society (Société américaine contre la vivisection) (AAVS) à Philadelphie en 1883. Fondée à l’origine dans le but de contrôler l’utilisation d’animaux dans le cadre de recherches scientifiques, l’AAVS adopta ensuite sa mission actuelle consistant à abolir de telles recherches. Tout comme la National Anti-Vivisection Society, l’AAVS fut établie par des femmes également impliquées dans d’autres types de réformes sociales, par exemple la lutte pour le vote des femmes, la protection des enfants et le mouvement pour la tempérance. Nombre d’entre elles avaient aussi pris part au combat contre l’esclavage vers le milieu du XIXe siècle.
Extrait gracieusement traduit par Danielle Petitclerc, Traduction DJP.
Texte original:
The History of the Anti-Vivisection Movement (p. 183-185)
Although many people think of the animal rights movement as being very modern, it actually originated in nineteenth-century England, with groups who were opposed to vivisection. The anti-vivisection movement was made up of feminists who were involved in the suffragist movement in England (and later the United States), religious leaders who saw vivisection as a crime against God’s creatures, and humanists who were opposed to vivisection on moral grounds.*
Of all the religious groups voicing their opposition to animal experimentation, the Society of Friends (or Quakers) were the most vociferous. Quakers were unusual among Christian groups in that they believed in an afterlife and a present day when humans and other species could live together in peace. Furthermore, they believed that women and men were spiritually equal; in fact, women were able to preach alongside men. Quakers such as Anna Sewell denounced the cruelty inherent in vivisection. In 1877, Sewell wrote Black Beauty, a story about a horse that experiences a great deal of cruelty in his life. Black Beauty, considered by some to be the Uncle Tom’s Cabin of the animal protection movement, was extremely influential in the growing anticruelty movement in England. And because it was nominally a children’s book, it served to instill in mnay young readers an empathetic understand of animals.
Suffragists too saw the cruelty of vivisection, and many saw women as being victimized by men in the same ways that animals were by humans. Neither woman nor animals had rights at that time, and many feminists could not help but see the parallels between the treatment of women, who were in those days strapped down during childbirth and forced to have hysterectomies, and animals. In 1875, the National Anti-Vivisection Society, the world’s first such organization, was founded by a woman, Frances Power Cobbe. In 1898, she founded a second group, the British Union for the Abolition of Vivisection. Because of the activities of Cobbe and other anti-vivisectionnists, England passed the world’s first animal protection law, the Cruelty to Animals Act of 1876, which governed the use of animals in vivisection. The law mandated that experiments involving the infliction of pain only be conducted « when the proposed experiments are absolutely necessary… to save or prolong human life » and that animals must be anesthetized, could only be used in one experiment, and must be killed when the experiment was concluded.
Working-class men, too, for a time took a stance against vivisection. Because the bodies of poor people and criminals were still being used for dissection, many in the working class feared that they would be next. In 1907, a number of different groups coalesced together in the fight against vivisection in a series of events know today as the Brown Dog Riots. They were inspired by the death of a dog that two female medical students claimed had been experimented on multiple times, contrary to the conditions of the Cruelty to Animals Act. The women later installed a memorial to the dog in a park in Battersea, England (the home of an anti-vivisection hospital), that became the focal point of the battle between pro-vivisectionists—mostly medical students—and anti-vivisections—made up of feminists, trade unionists, and socialists. The labor groups saw the medical establishment, largely made up of wealthy elites, as oppressive and thus aligned themselves with the anti-vivisectionists: Both thought of themselves as underdogs. In her book on the riots, Coral Lansbury wirtes, « The issue of women’s rights and anti-vivisection has blended [in the late nineteenth century] at a level which was beyond conscious awareness, and continually animals were seen as surrogates for women who read their own misery into the vivisector’s victims » (1985, 128).**
The anti-vivisection movement arrived in the United States with the opening of the first animal laboratories in the 1860s and 1870s, and the subsequent formation of the American Anti-Vivisection Society (AVVS) in Philadelphia in 1883. Originally, the AAVS was founded to regulate the use of animals in scientific research, but it eventually adopted its current mission of abolishing such research. Similar to the National Anti-Vivisection Society, the AAVS was begun by women who were also involved in other types of social reform such as the struggles for women’s suffrage, child protection, and temperance. Many of these women had also been active in the antislavery movement in the mid-nineteenth century.
*La phrase a été modifiée suite à une correspondance avec l’auteure. The sentence has been modified following an exchange with the author.
** Lansbury, Coral (1985). The Old Brown Dog: Women, Workers, and Vivisection in Edwardian England. Madison: University of Wisconsin Press.
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