
Représentation de la pyramide de l’exploitation datant de 1912.
La littérature militante marxiste évoque par moments certains schémas de la pyramide du capitalisme. Comme ci-dessus, cette pyramide illustre la hiérarchisation entre les classes sociales où les classes supérieures, peu nombreuses, détiennent le pouvoir sur les classes inférieures plus populeuses.
Je ne me considère ni marxiste ni tellement anticapitaliste, mais on ne peut nier que de telles relations de pouvoir économique ont existé et existent encore de nos jours. L’un des points faibles du marxisme, en revanche, est de se concentrer sur l’exploitation économique et de demeurer relativement aveugle aux autres formes d’oppression sociale. Par exemple, ces pyramides représentent rarement l’exploitation des femmes (que ce soit dans la sphère privée ou publique) ou d’autres groupes marginalisés comme les homosexuels, les immigrant-e-s ou les autochtones. Pourtant, ces formes d’oppression ont peu à voir avec l’exploitation par le travail et se comprennent plutôt par d’autres formes de pouvoir politique, ou encore même, à la lumière d’idéologies encouragées socialement — idéologies qui refusent à ces individus le droit de mener la vie qui leur convient. Les marxistes contemporains ont fini par se montrer solidaires des autres mouvements sociaux et il existe aujourd’hui des courants marxistes féministes, queers et écologistes, entre autres, mais ce ne fut pas toujours le cas et d’autres marxistes résistent encore à ces alliances.
Un autre problème des représentations de cette pyramide est que — sans surprise — elles omettent presque toujours d’y inclure les animaux. Et pourtant, ce sont les animaux qui se retrouvent au bas de l’échelle, de tout système qui a existé à ce jour. Les animaux sont exploités de la naissance à la mort, à toutes les heures du jour et de la nuit. Ils se voient aliénés dans tous les sens du terme, leur vie entière est réduite à l’exploitation, et leur corps est littéralement réduit à la fonction de marchandise. Ils se font exploiter, torturer et tuer par toutes les couches de la société, des plus riches aux plus défavorisés, des plus conservateurs aux plus progressistes. Cette exploitation est possible à cause de cette idéologie que l’on appelle le spécisme. Cette pensée stipule que dans leur essence même, les animaux sont considérés comme étant faits pour être exploités par les humains, comme ne possédant aucune dignité indépendante de leur fonction pour nos sociétés, de sorte que toute violence à leur endroit peut trouver une justification. La philosophie marxiste, loin d’avoir oeuvré à l’émancipation politique et sociale des plus exploités de ce monde, a plutôt contribué à renforcer l’oppression brutale des animaux. Les marxistes n’ont pas voulu reconnaître ni que les animaux travaillent, ni qu’ils sont véritablement exploités, ni même qu’ils contribuent à nos sociétés. (À ce sujet, lire mon billet « Peut-on (et doit-on) inclure les animaux en philosophie politique ? ».) La majorité des marxistes continuent à refuser de voir les animaux comme une classe sociale opprimée, et prétextent avec arrogance que si c’était le cas, les animaux devraient lutter à leur propre émancipation ! En d’autres mots, même les artisans de l’égalité peuvent adhérer à l’argument de la raison du plus fort quand ça les arrange. Un autre bel exemple de la philosophie au service de l’oppression plutôt que de la libération.
Heureusement, il semble y avoir des exceptions. En fouillant dans la Bibliothèque virtuelle des droits des animaux, j’ai retrouvé ce magnifique passage de Max Horkheimer, l’un des fondateurs de la théorie critique, qui semblait effectivement conscient que les animaux se retrouvent au fondement même de la pyramide des oppressions :
Le gratte-ciel. – Une coupe à travers l’édifice de la société actuelle donnerait à peu près ceci : au sommet, les magnats des trusts des différents groupes de pouvoir capitalistes, qui dirigent mais se combattent entre eux; en dessous, les petits magnats, les grands propriétaires terriens et tout l’état major des collaborateurs importants; en dessous réparties par couches séparées, les masses des professions libérales et des petits employés, des exécutants politiques, des militaires et des professeurs, des ingénieurs et des chefs de bureau jusqu’aux dactylos; encore en dessous, les restes de petites existences indépendantes, les artisans, commerçants, paysans et tutti quanti, puis le prolétariat, depuis les couches de travailleurs qualifiés hautement payés, en passant par les ouvriers spécialisés, jusqu’aux chômeurs perpétuels, aux pauvres, aux vieillards, aux malades. Au-dessous de tout cela commence le véritable socle du dénuement, sur lequel s’élève cet édifice, car nous n’avons jusqu’ici parlé que des pays du grand capitalisme; or toute leur existence est supportée par ce terrible appareil d’exploitation qui fonctionne dans les territoires à moitié ou entièrement colonisés, donc dans la partie de la terre de loin la plus grande. De vastes régions des Balkans sont une maison de torture, la misère des masses indiennes, chinoises, africaines dépasse tout ce que l’on peut concevoir. Au-dessous des espaces où les coolies de la terre crèvent par millions, il faudrait encore représenter l’indescriptible, l’inimaginable souffrance des animaux, l’enfer animal dans la société humaine, la sueur, le sang, le désespoir des animaux.
– Max Horkheimer, Crépuscule, Notes en Allemagne (1936-1931), Payot & Rivages, 1994, p.81-83. Traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel.
Ce qui est brillant dans cet extrait est que de nombreux marxistes arrêtent leur analyse à la moitié, soit à la condition du prolétariat. Horkheimer sait plutôt reconnaître, même à son époque, les formes d’exploitation dans le reste du monde, et reconnaît aussi que partout la condition animale est la plus horrible. Dans l’extrait suivant, il renchérit en accusant certaines formes de philosophie d’être complices de ces oppressions, un peu comme le faisait Patrice Rouget (extraits ici):
On parle beaucoup aujourd’hui de « vision essentialiste ». Celui qui a « contemplé » une seule fois l’ « essence » du gratte-ciel, dans les étages supérieurs desquels nos philosophes ont le droit de philosopher, ne s’étonne plus qu’ils connaissent si mal la hauteur réelle où ils se trouvent, mais ne fassent toujours que discourir à propos d’une hauteur imaginaire; il sait, et eux-mêmes peuvent le pressentir, que, sinon, ils pourraient être pris de vertige. II ne s’étonne plus qu’ils préfèrent édifier un système des valeurs plutôt qu’un système des non-valeurs, qu’ils préfèrent traiter « de l’homme en général » plutôt que des humains en particulier, de l’Être tout court plutôt que de leur être propre : sinon, ils pourraient être obligés, en punition, d’aller s’installer à un autre étage, plus bas. II ne s’étonne plus qu’ils bavardent de l’ « Éternel », car leur bavardage est une composante du mortier qui fait tenir la maison de l’humanité actuelle. Cette maison, dont la cave est un abattoir et le toit une cathédrale, offre en fait, depuis les fenêtres des étages supérieurs, une belle vue sur le ciel étoilé.
En fait, Horkheimer est plus un pionnier qu’une exception. De plus en plus de chercheurs travaillent sur les liens entre l’oppression des humains (sous toutes ses formes) et l’oppression des animaux. Ce rapprochement s’inscrit dans la tendance de ce que l’on appelle l’intersectionnalité, c’est-à-dire l’idée que les formes d’oppression se recoupent, se nourrissent et se renforcent, de sorte que les solutions doivent aussi aller de pair et s’attaquer aux sources du problème, sans doute communes à toutes ces oppressions. L’intersectionnalité se voit de plus en plus reconnue dans les sciences sociales et milite en faveur de plus de solidarité entre les différents mouvements sociaux. En ce qui concerne l’inclusion des animaux au sein de l’intersectionnalité, la branche des études animales critiques (critical animal studies) est au premier plan de cette lutte pour la reconnaissance de la justice animale et sociale. Ils parlent de « libération totale » et clament le slogan « personne ne sera libre tant que tous ne seront pas libérés ».
Malheureusement, de nombreux malentendus circulent au sujet de l’intersectionnalité. Par exemple, plusieurs pensent qu’il s’agit de faire des liens nécessaires, comme si une forme d’exploitation allait toujours avec une autre. Et ces personnes réfractaires pointent alors à certaines exceptions afin de critiquer cette « règle » — « il y a des féministes colonialistes, donc cette idée d’intersection est de la foutaise ! ». Mais la pyramide est une métaphore (cherchant à illustrer des rapports de force) et contrairement à une vraie pyramide, il ne suffit pas de bousculer la base afin de faire écrouler tout le reste. Il arrive, et il est même trop courant, que certaines personnes dénoncent certaines formes d’oppression tout en continuant de participer à opprimer d’autres. Toutefois, plutôt que de s’abaisser à des arguments ad hominem, il convient d’analyser les sources de ces oppressions, la forme de ces systèmes de pensées, et de voir de quelles manières ces oppressions sont liées.
Je ne suis pas spécialiste des questions de l’intersectionnalité, mais j’ai tendance à plutôt voir ces champs de recherche comme se joignant sur les plans moral et structurel. Les mouvements sociaux ont intérêt à se recouper parce qu’ils se battent contre un ennemi commun qui se retrouve bien souvent dans les formes de justification à la domination. J’en vois au moins trois, ou du moins, trois facettes d’une même pensée. La première serait la naturalisation de l’oppression, comme si celle-ci était un phénomène naturel plutôt qu’une contingence sociale. Le patriarcat, par exemple, considère qu’il est normal et naturel que les femmes aient moins de pouvoir politique, car leur rôle dans la société est différent et qu’elles sont, selon les sexistes, dotées d’aptitudes différentes. De la même manière, le spécisme estime qu’il va de soi que les animaux soient prédestinés à certaines fonctions dans la société, comme celles de devenir de la nourriture, de nous amuser dans les zoos, de servir de cobayes de recherche ou d’animaux de compagnie. (Et les animaux commettent de la violence entre eux dans la nature ! Pourquoi pas nous aussi ?) Ensuite, ce qui soutient cette naturalisation est un système essentialiste qui définit la valeur des individus par leur appartenance à un groupe. Ce que les individus sont est foncièrement prédéterminé par certaines caractéristiques. Ainsi, les femmes sont considérées comme étant essentiellement différentes des hommes. Même des catégories sociales, comme la pauvreté, se voient souvent comprises de cette manière : par exemple, les pauvres seraient essentiellement paresseux (et d’où la naturalisation de leur condition, car il serait naturel que les paresseux jouissent de moins bonnes conditions de vie). Les animaux, quant à eux, ne sont pas « comme les humains » du fait qu’ils ne peuvent raisonner, débattre et réfléchir à la moralité, par exemple. Enfin, l’oppression est aussi presque toujours soutenue par l’argument de la raison du plus fort (en anglais, « might is right »). Il s’agit de penser que s’il y a des différences essentielles entre différents groupes sociaux, et que certains groupes sont plus forts que d’autres, alors il est acceptable qu’il en soit ainsi. Les plus opprimés devraient même se considérer chanceux de faire partie de la pyramide, car si les classes supérieures le désiraient, elles pourraient aggraver le sort des opprimés. Et que peuvent faire alors ces derniers sinon que de riposter par la force ? Et s’ils le font, c’est parce qu’ils reconnaissent cette même règle de la raison du plus fort !
La gauche s’oppose ardemment à cette logique, logique qui peut justifier n’importe quelle sorte de violence. La question que les antispécistes posent est alors : si nous rejetons ces justifications dans les sphères sociales humaines, pourquoi seraient-elles tout à coup valides dans notre rapport aux animaux non humains ? Pourquoi, soudainement, les animaux méritent-ils la violence qu’ils subissent et pourquoi ne pourraient-ils pas jouir du droit de vivre la vie qui leur convient ? Et on le voit rapidement, ceux et celles qui veulent justifier l’oppression des animaux recourent à ces mêmes types de raisonnement.
Suggestions de lecture :
- Élise Desaulniers, « Les vrais mâles préfèrent la viande »
- Christiane Bailey, « Sexisme, racisme et spécisme: intersection des oppressions selon l’écoféminisme » (notes de conférence)
- David Nibert (2002), Animal Rights, Human Rights: Entanglements of Oppression and Liberation, édition Rowman & Littlefield Publishers, 269 pages.
- Charles Patterson (2008), Un éternel Treblinka, traduit en français par Dominique Letellier, édition Calmann-Lévy, 273 pages.
Ping : Bâtir la solidarité avec les autres mouvements sociaux | Frédéric Côté-Boudreau