Discours pour la marche pour la fermeture des abattoirs

Discours écrit pour la Marche pour la fermeture des abattoirs qui a eu lieu le 17 juin 2017 à Ottawa, organisée par KARA Kebek Animal Rights Association (de Montréal) et Ottawa Animal Defense League. Inspiré entre autres de mes billets « Les défis économiques » et « La pyramide des oppressions et l’intersectionnalité ». En raison de contretemps, j’ai prononcé une version abrégée du texte suivant.

Photo par Ashley Fraser (Ottawa Citizen)

Fermer les abattoirs est un grand projet de société, probablement l’un des plus grands projets de société jamais entrepris. Mais ce n’est pas parce qu’il est très exigeant qu’on ne doit pas l’exiger. Au contraire.

Fermer les abattoirs signifie, bien entendu, de cesser cette violence absurde et incroyablement immense que l’on impose aux autres animaux. Cela implique de cesser de voir ces individus comme nos propriétés, comme des ressources disposées à nos désirs. Cela implique de les reconnaître comme des personnes, des personnes qui cherchent à mener leur propre vie, et peut-être même à la partager avec nous en harmonie plutôt qu’en étant dominés et exploités.

À mes yeux, fermer les abattoirs signifie aussi libérer les humains. Les libérer de ce cycle de violence dont nous sommes à la fois bourreaux, victimes et complices. Et ça nous fera le plus grand bien. Nos sociétés, sans abattoirs, se porteraient pour le mieux.

Ça nous ferait du bien parce que, pour en arriver à fermer les abattoirs, nous devrons aller au-delà de la cause animale. Il nous faut en particulier allier la cause animale aux autres causes de justice sociale. Je ne vois pas d’autres moyens. Le travail que nous sommes en train de réaliser aujourd’hui s’inscrit ainsi dans un projet plus large de réformer la société : créer une société moins violente, plus juste, où chacun a sa chance et sa place. Une société plus compatissante, plus inclusive et qui respecte les différences de chacun. Une société qui apprend à écouter, écouter même les individus qui ne parlent pas le langage humain.

Je dis donc que pour fermer les abattoirs, il nous faut embrasser des causes beaucoup plus larges. Il faut, par exemple, s’attaquer à ce qui crée la pauvreté. Il faut s’en prendre au sexisme. Il faut déconstruire le colonialisme, l’impérialisme, le capitalisme, le racisme, le capacitisme et tous ces autres mécanismes d’exclusion sociale et de domination. Parce que ces systèmes ont tous de graves conséquences sur le sort ces animaux que nous exploitons et que nous violentons. Et aussi, sur le sort des humains qui participent au système, que ce soit en tant que consommateurs, travailleurs ou citoyen-ne-s. Nos sorts sont liés.

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Spécisme et capacitisme: quand l’intelligence se fait violence

Autoportrait avec poulets, par Sunaura Taylor. (2008)

Autoportrait avec poulets, par Sunaura Taylor. (2008)

Reproduction de ma conférence éponyme donnée le 22 août 2015 à Montréal dans le cadre de la Journée mondiale pour la fin du spécisme.


L’idéologie spéciste trace une frontière étanche entre les êtres humains et les autres animaux pour de nombreuses raisons, mais l’une des plus communes relève de sa manière de définir l’humanité. Lorsqu’on demande ce qu’il y a de si différent, de si particulier, de si incroyable dans l’être humain pour le distinguer des autres animaux, le spécisme va souvent faire appel à des distinctions comme « les êtres humains sont intelligents, ont une conscience de soi, sont capables de faire de l’art et d’entreprendre des luttes politiques ».

Les animaux, eux, ne possèdent pas ces qualités, et de ce fait, ils seraient inférieurs aux êtres humains. Leur valeur morale serait moins grande et ce ne serait pas très grave de les exploiter, car la richesse de leur vie est vraiment moindre.

Comme vous pouvez vous en douter, cet argument spéciste est médiocre. Mais sa conséquence n’est pas seulement de justifier l’oppression des animaux, mais aussi de perpétuer la marginalisation de nombreux humains qui ne répondent pas à ces caractéristiques, notamment les personnes ayant des déficiences intellectuelles. Cette marginalisation est nommée le capacitisme, c’est-à-dire la discrimination en fonction des capacités des gens, que ce soit des capacités intellectuelles, physiques ou affectives. (En anglais, on dit ableism.)

Je propose ici de discuter de certains liens entre les arguments spécistes et ses conséquences capacitistes ainsi que des attitudes et arguments capacitistes que l’on retrouve même parmi les partisans des droits des animaux. Je crois qu’il est essentiel que les antispécistes, s’ils souhaitent abolir toutes les formes d’oppression, ne reproduisent pas des schèmes de pensée avantageant les personnes non handicapées et neurotypiques et reconnaissent la marginalisation et l’oppression que subissent encore de nos jours les personnes en situation de handicap. De plus, comme je l’expliquerai, le capacitisme est aussi présent au sein de l’éthique animale et nous devons le dénoncer.

L’argument des cas marginaux revisité

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Bâtir la solidarité avec les autres mouvements sociaux

Féministes pour la libération animale

Féministes pour la libération animale

L’orphelin de la gauche

L’antispécisme s’inscrit dans un mouvement global d’anti-oppression: contre le sexisme, le racisme, l’hétérosexisme, la transphobie, le capacitisme, l’âgisme, le colonialisme et le classisme, pour ne nommer que ceux-là. En effet, comme j’en ai brièvement discuté dans mon billet « La pyramide des oppressions et l’intersectionnalité », la lutte pour les droits des animaux doit se comprendre comme une lutte plus générale contre la logique de domination et la raison du plus fort. Cette domination empêche les individus de vivre la vie qu’ils désirent et qu’ils pourraient vivre sans les contraintes et les difficultés arbitraires qui leur sont imposées. Pour le dire positivement, il s’agit de libérer les individus et les groupes sociaux et de leur permettre de mener leur propre vie plutôt qu’une vie décidée par autrui et par les idéologies de domination. C’est, je crois, ce qui motive les différents mouvements anti-oppression, incluant le mouvement de droits des animaux. Il n’y a, à ma connaissance, aucune bonne raison pour refuser aux autres animaux le droit de jouir de cette liberté, et par conséquent, ils ne devraient pas davantage être soumis à la domination humaine (voir ici mon projet de thèse).

La logique de domination à l’égard des animaux s’apparente ainsi à celle envers les autres humains. Les militant-e-s pour les droits des animaux reconnaissent en général les liens structurels entre les différentes formes d’oppression, et c’est pourquoi bon nombre s’engagent aussi dans d’autres luttes sociales. Mais pourquoi l’inverse est-il moins vrai? Pourquoi les personnes militant pour les diverses causes humaines se montrent-elles aussi timides au sujet de la justice animale? Pourquoi même les écologistes, qui devraient pourtant reconnaître l’énorme pollution causée par l’élevage, peinent-ils à revendiquer le véganisme?

La féministe Andrea Dworkin brandissant une pancarte

La féministe Andrea Dworkin brandissant une pancarte « Nous ne sommes pas des animaux ».

Selon Sue Donaldson et Will Kymlicka1, si la cause animale est, pour reprendre une expression de Blair French, « l’orphelin de la gauche », c’est peut-être parce que la gauche s’est longtemps bâtie en fondant la dignité humaine par opposition à l’animalité. L’argument a souvent été le même: les esclaves et les femmes ne sont pas des animaux, et c’est pour cette raison qu’ils méritent les mêmes droits que les autres humains. Même si elle est empiriquement fausse (tous les humains sont des animaux!), cette rhétorique a été efficace tant l’idéologie spéciste est profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, et la gauche pourrait avoir peur de perdre ses assises et d’affaiblir sa lutte en admettant que les animaux ne doivent pas non plus être opprimés. Pourtant, l’égalité animale n’affaiblit en rien le principe d’égalité humaine, et il y a même de bonnes raisons de croire qu’elle pourrait le renforcer en rejetant les réflexes de hiérarchisation présents chez ceux et celles insistant sur la suprématie humaine (étude empirique ici). Quoi qu’il en soit, il est regrettable qu’un mouvement social se construise en rabaissant un autre mouvement progressiste. Animaux humains et non humains, nous sommes tous des êtres vulnérables et pourvus de la capacité à nous épanouir, et le droit d’être heureux ne devrait pas être un privilège qui se mérite en fonction de nos réalisations ou de notre appartenance à un groupe dominant.

J’ai moi-même donné une conférence en 2014 pour expliquer pourquoi la justice animale fait partie de la justice sociale et pour tenter d’expliquer pourquoi le reste de la gauche se méfie de l’antispécisme. Mais même si ce problème est d’une grande importance, il ne faudrait pas négliger les solutions. Que peut-on faire pour rapprocher la justice animale des autres mouvements de justice sociale? Je propose ici d’élaborer une idée qui m’a été donnée par Christiane Bailey, et sans prétendre qu’il s’agit de la clé de voute au problème général — la solution complète ne peut qu’être complexe et engager une multitude d’attitudes et de stratégies. Cette idée, en un mot, est de sympathiser les activistes de gauche à la cause animale en réduisant les exigences que nous avons envers eux: nous devons leur proposer la solidarité passive.

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