L’idéologie spéciste trace une frontière étanche entre les êtres humains et les autres animaux pour de nombreuses raisons, mais l’une des plus communes relève de sa manière de définir l’humanité. Lorsqu’on demande ce qu’il y a de si différent, de si particulier, de si incroyable dans l’être humain pour le distinguer des autres animaux, le spécisme va souvent faire appel à des distinctions comme « les êtres humains sont intelligents, ont une conscience de soi, sont capables de faire de l’art et d’entreprendre des luttes politiques ».
Les animaux, eux, ne possèdent pas ces qualités, et de ce fait, ils seraient inférieurs aux êtres humains. Leur valeur morale serait moins grande et ce ne serait pas très grave de les exploiter, car la richesse de leur vie est vraiment moindre.
Comme vous pouvez vous en douter, cet argument spéciste est médiocre. Mais sa conséquence n’est pas seulement de justifier l’oppression des animaux, mais aussi de perpétuer la marginalisation de nombreux humains qui ne répondent pas à ces caractéristiques, notamment les personnes ayant des déficiences intellectuelles. Cette marginalisation est nommée le capacitisme, c’est-à-dire la discrimination en fonction des capacités des gens, que ce soit des capacités intellectuelles, physiques ou affectives. (En anglais, on dit ableism.)
Je propose ici de discuter de certains liens entre les arguments spécistes et ses conséquences capacitistes ainsi que des attitudes et arguments capacitistes que l’on retrouve même parmi les partisans des droits des animaux. Je crois qu’il est essentiel que les antispécistes, s’ils souhaitent abolir toutes les formes d’oppression, ne reproduisent pas des schèmes de pensée avantageant les personnes non handicapées et neurotypiques et reconnaissent la marginalisation et l’oppression que subissent encore de nos jours les personnes en situation de handicap. De plus, comme je l’expliquerai, le capacitisme est aussi présent au sein de l’éthique animale et nous devons le dénoncer.
Image tirée du site du Laboratoire international de neurobiologie végétale.
Du cri de la carotte à l’éthique végétale
De manière régulière, tous les véganes se font répondre « Mais les plantes aussi souffrent! » — argument que l’on surnomme communément « le cri de la carotte ». Il est tentant de balayer cette objection du revers de la main tant il est difficile de lui accorder du crédit, mais j’estime néanmoins qu’il convient d’étudier la question de manière plus sérieuse. Depuis quelques années, en effet, nous assistons à la naissance d’une discipline soi-disant scientifique appelée la neurobiologie végétale (« neuro- » devant ici se comprendre comme une métaphore, car les plantes n’ont pas de neurones). Cette discipline cherche à étudier le comportement des plantes, notamment le fait qu’elles peuvent communiquer entre elles et coopérer, percevoir leur environnement et s’adapter à celui-ci, qu’elles seraient pourvues de mémoire et seraient capables d’apprendre, et qu’elles seraient peut-être capables de mouvements intentionnels dans la mesure où elles peuvent explorer leur environnement et utiliser celui-ci à leur avantage.1 En un mot, les plantes seraient intelligentes. Si ces conclusions sont justes, cela ne mettrait-il pas les véganes dans une position arbitraire?
Afin d’aborder le problème de la manière la plus honnête possible, il est important de consulter les sources directes de ces scientifiques étudiant la vie des plantes. Par exemple, la conférence TED donnée par Stefano Mancuso (durée de 16 minutes et sous-titrée en français ici) constitue une bonne initiation, très accessible, des recherches menées en neurobiologie végétale :
En se basant sur les travaux empiriques de la neurobiologie végétale, certains éthiciens, comme Michael Marder et Matthew Hall, oeuvrent à développer l’éthique végétale (plant ethics) dont l’objectif est d’analyser quelles sont nos obligations morales envers les végétaux en tant qu’individus. Par exemple, est-il mal de tuer des plantes? (À noter que l’éthique végétale se distingue de l’éthique environnementale: en effet, si cette dernière s’intéresse aux plantes, elle le fait généralement dans une perspective collectiviste ou holistique, en tant que parties d’un tout tel que l’écosystème, et non en tant qu’organismes individuels. Les deux approches peuvent être compatibles, mais je m’intéresse ici à nos devoirs envers les plantes en tant qu’organismes individuels.)
L’un des points d’aboutissement de l’éthique végétale est, on ne s’en doute pas, de brouiller la frontière morale entre le règne animal et le règne végétal. À ce moment, un défi se pose pour les antispécistes: si l’appartenance à une espèce n’est pas un critère moralement pertinent, est-il justifiable de discriminer les plantes? N’est-il pas alors injuste de protéger les animaux sans protéger également les végétaux? Et si les plantes ont aussi une vie mentale, ne devient-il pas arbitraire de préconiser l’obligation morale du véganisme?
Dans cet article, je propose d’expliquer en quoi tous les travaux d’éthique végétale ainsi que ces études scientifiques n’ont pas réussi à disqualifier le véganisme, car elles n’ont pas mis en doute la validité du critère de considération morale. (Et pour gâcher la surprise, non, il n’est toujours pas démontré que les plantes souffrent!) Lire la suite →