Vers un monde végane (3): les défis économiques — partie 2

Voir par ici la première partie sur les défis économiques de l’adhésion à un monde végane.

L’obstacle politique des lobbys

Malheureusement, toute la bonne volonté ne suffit pas toujours, et ce, même si elle est partagée par une majorité de citoyen-ne-s. Pour mettre en pratique ce projet, il faudra affronter les lobbys de l’exploitation animale. Ils font partie, j’en ai bien peur, des lobbys les puissants du monde en ce qu’ils recoupent autant les secteurs agro-alimentaires, pharmaceutiques, biotechnologiques, militaires, de divertissement, de chasse (et donc, d’armes à feu) et de mode. Ce n’est pas pour rien que Barbara Noske a développé la notion de complexe animal industriel pour référer à ce croisement d’intérêts économiques très puissants investis dans l’exploitation animale.

Ce pouvoir leur permet plusieurs formes de résistance aux changements: bloquer des projets de loi qui amélioreraient la protection animale (comme l’a documenté John Sorenson dans le cas canadien concernant la loi sur la cruauté animale); écrire de nouvelles lois (comme les fameuses lois ag-gag aux États-Unis qui veulent criminaliser l’espionnage des élevages ou des dispositions antiterroristes qui ciblent des formes d’actions directes pacifiques du mouvement animaliste et écologiste, comme le documente Will Potter dans Green is the New Red); poursuivre en justice les initiatives les menaçant (comme la poursuite contre la végénaise de Hampton Creeks, qui a échoué); octroyer des protections spéciales à leurs activités (comme la gestion de l’offre dans la production laitière et de volaille, au Canada, ou encore laisser l’expérimentation animale s’autoréguler dans les universités canadiennes); influencer la recherche scientifique et les recommandations gouvernementales (comme on l’a vu avec le rapport pour le guide alimentaire américain de 2015, qui s’est vu censuré parce qu’il préconisait de réduire les protéines animales pour des raisons diététiques et environnementales, ou encore les études anti-soya et pro-viande promues par le Weston Price Foundation); et manipuler l’opinion publique, à travers des campagnes d’éducation (ou plutôt, de désinformation) et de marketing (d’où l’intérêt de la page Je suis une pub spéciste). Bien que la puissance des lobbys diffère d’un pays à l’autre, ceux-ci semblent omniprésents et presque omnipotents dans les politiques de la plupart des États modernes.3

Le lobby laitier, une industrie particulièrement présente dans le paysage publicitaire.

Le lobby laitier, une industrie particulièrement présente dans le paysage publicitaire.

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Le Réseau pour la justice animale, sociale et environnementale

JASE_c1

Il y a deux semaines, quelques chercheurs et moi-même avons créé le Réseau pour la Justice animale, sociale et environnementale (Réseau JASE)1 dans l’objectif de mettre en commun nos réflexions, de partager nos lectures et de diffuser les conférences et activités que nous organisons ou auxquelles nous participons.

Voici la présentation officielle rédigée par Christiane Bailey:

Le Réseau JASE (justice animale, sociale et environnementale) réunit des chercheur-e-s du monde académique, des personnes du milieu communautaire et des activistes autour de l’idée selon laquelle les différentes luttes pour la justice envers les êtres humains, les autres animaux et les générations futures peuvent et doivent être solidaires.

Objectifs généraux :

  • Stimuler un débat public informé sur les grandes questions éthiques et politiques qui seront au cœur des grands enjeux sociaux et économiques du XXIe siècle
  • Réfléchir aux liens entre les questions de justice sociale, internationale, intergénérationnelle et interespèce
  • Encourager la réflexion sur les inégalités sociales, économiques et politiques actuelles
  • Promouvoir la réflexion critique sur nos relations aux autres animaux (animaux domestiques (destinés à la compagnie ou à la boucherie), des animaux de laboratoires et des communautés animales sauvages et de leurs habitats et les divers moyens de mieux les protéger et les respecter)
  • Réfléchir aux défis liés à la justice alimentaire aux niveaux local et global
  • Identifier les principaux obstacles économiques et politiques au développement de relations plus justes envers les autres animaux et les générations futures
  • Développer nos connaissances sur les injustices environnementales qui menacent les populations humaines et animales les plus vulnérables
  • Révéler les structures d’oppression comme le sexisme, l’hétérosexisme, le racisme, le spécisme, le capacitisme autant dans les discours progressistes et que dans les médias
  • Encourager le développement de pratiques alternatives au niveau local et global qui soient non seulement plus durables, mais surtout plus justes et plus respectueuses envers les autres animaux et les humains les plus vulnérables

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L’éthique végétale, ou comment animaliser les plantes pour mieux subordonner les animaux (partie 1)

éthique végétale 1

Image tirée du site du Laboratoire international de neurobiologie végétale.

Du cri de la carotte à l’éthique végétale

De manière régulière, tous les véganes se font répondre « Mais les plantes aussi souffrent! » — argument que l’on surnomme communément « le cri de la carotte ». Il est tentant de balayer cette objection du revers de la main tant il est difficile de lui accorder du crédit, mais j’estime néanmoins qu’il convient d’étudier la question de manière plus sérieuse. Depuis quelques années, en effet, nous assistons à la naissance d’une discipline soi-disant scientifique appelée la neurobiologie végétale (« neuro- » devant ici se comprendre comme une métaphore, car les plantes n’ont pas de neurones). Cette discipline cherche à étudier le comportement des plantes, notamment le fait qu’elles peuvent communiquer entre elles et coopérer, percevoir leur environnement et s’adapter à celui-ci, qu’elles seraient pourvues de mémoire et seraient capables d’apprendre, et qu’elles seraient peut-être capables de mouvements intentionnels dans la mesure où elles peuvent explorer leur environnement et utiliser celui-ci à leur avantage.1 En un mot, les plantes seraient intelligentes. Si ces conclusions sont justes, cela ne mettrait-il pas les véganes dans une position arbitraire?

Afin d’aborder le problème de la manière la plus honnête possible, il est important de consulter les sources directes de ces scientifiques étudiant la vie des plantes. Par exemple, la conférence TED donnée par Stefano Mancuso (durée de 16 minutes et sous-titrée en français ici) constitue une bonne initiation, très accessible, des recherches menées en neurobiologie végétale :


On peut également s’intéresser à d’autres présentations de ces études, comme sur ce billet de I Fucking Love Science! ou encore cette excellente et longue revue de presse de Michael Pollan publiée dans The New Yorker. Il existe aussi une revue académique entièrement dédiée à ce sujet et qui porte le titre de Plant Signaling & Behavior. On peut enfin découvrir le travail du Laboratoire international de neurobiologie végétale, situé à Florence, en Italie, et dirigé par Mancuso lui-même. Oui, c’est du sérieux.

(Il existe aussi certaines « études » qui, au moyen d’un détecteur de mensonges, auraient démontré que les plantes possèdent une vie émotionnelle, car elles réagissent aux actions que nous nous apprêtons à faire à leur endroit — par exemple, lorsqu’on a l’intention de leur arracher une feuille. Or, comme l’explique bien le Skeptic’s Dictionary (traduit ici en français par les Sceptiques du Québec), il s’agit de frime scientifique, ou encore, de parapsychologie, car ces résultats n’ont jamais pu être reproduits. Pour le reste de mon article, je ne m’intéresserai donc pas à ces études pseudo-scientifiques, bien qu’il soit malheureux que ces idées pourtant réfutées par la communauté scientifique continuent de circuler dans l’imaginaire collectif…)

En se basant sur les travaux empiriques de la neurobiologie végétale, certains éthiciens, comme Michael Marder et Matthew Hall, oeuvrent à développer l’éthique végétale (plant ethics) dont l’objectif est d’analyser quelles sont nos obligations morales envers les végétaux en tant qu’individus. Par exemple, est-il mal de tuer des plantes? (À noter que l’éthique végétale se distingue de l’éthique environnementale: en effet, si cette dernière s’intéresse aux plantes, elle le fait généralement dans une perspective collectiviste ou holistique, en tant que parties d’un tout tel que l’écosystème, et non en tant qu’organismes individuels. Les deux approches peuvent être compatibles, mais je m’intéresse ici à nos devoirs envers les plantes en tant qu’organismes individuels.)

Matthew Hall - Plants as PersonsMichael Marder - Plant-Thinking


L’un des points d’aboutissement de l’éthique végétale est, on ne s’en doute pas, de brouiller la frontière morale entre le règne animal et le règne végétal. À ce moment, un défi se pose pour les antispécistes: si l’appartenance à une espèce n’est pas un critère moralement pertinent, est-il justifiable de discriminer les plantes? N’est-il pas alors injuste de protéger les animaux sans protéger également les végétaux? Et si les plantes ont aussi une vie mentale, ne devient-il pas arbitraire de préconiser l’obligation morale du véganisme?

Dans cet article, je propose d’expliquer en quoi tous les travaux d’éthique végétale ainsi que ces études scientifiques n’ont pas réussi à disqualifier le véganisme, car elles n’ont pas mis en doute la validité du critère de considération morale. (Et pour gâcher la surprise, non, il n’est toujours pas démontré que les plantes souffrent!) Lire la suite