L’orphelin de la gauche
L’antispécisme s’inscrit dans un mouvement global d’anti-oppression: contre le sexisme, le racisme, l’hétérosexisme, la transphobie, le capacitisme, l’âgisme, le colonialisme et le classisme, pour ne nommer que ceux-là. En effet, comme j’en ai brièvement discuté dans mon billet « La pyramide des oppressions et l’intersectionnalité », la lutte pour les droits des animaux doit se comprendre comme une lutte plus générale contre la logique de domination et la raison du plus fort. Cette domination empêche les individus de vivre la vie qu’ils désirent et qu’ils pourraient vivre sans les contraintes et les difficultés arbitraires qui leur sont imposées. Pour le dire positivement, il s’agit de libérer les individus et les groupes sociaux et de leur permettre de mener leur propre vie plutôt qu’une vie décidée par autrui et par les idéologies de domination. C’est, je crois, ce qui motive les différents mouvements anti-oppression, incluant le mouvement de droits des animaux. Il n’y a, à ma connaissance, aucune bonne raison pour refuser aux autres animaux le droit de jouir de cette liberté, et par conséquent, ils ne devraient pas davantage être soumis à la domination humaine (voir ici mon projet de thèse).
La logique de domination à l’égard des animaux s’apparente ainsi à celle envers les autres humains. Les militant-e-s pour les droits des animaux reconnaissent en général les liens structurels entre les différentes formes d’oppression, et c’est pourquoi bon nombre s’engagent aussi dans d’autres luttes sociales. Mais pourquoi l’inverse est-il moins vrai? Pourquoi les personnes militant pour les diverses causes humaines se montrent-elles aussi timides au sujet de la justice animale? Pourquoi même les écologistes, qui devraient pourtant reconnaître l’énorme pollution causée par l’élevage, peinent-ils à revendiquer le véganisme?

La féministe Andrea Dworkin brandissant une pancarte « Nous ne sommes pas des animaux ».
Selon Sue Donaldson et Will Kymlicka1, si la cause animale est, pour reprendre une expression de Blair French, « l’orphelin de la gauche », c’est peut-être parce que la gauche s’est longtemps bâtie en fondant la dignité humaine par opposition à l’animalité. L’argument a souvent été le même: les esclaves et les femmes ne sont pas des animaux, et c’est pour cette raison qu’ils méritent les mêmes droits que les autres humains. Même si elle est empiriquement fausse (tous les humains sont des animaux!), cette rhétorique a été efficace tant l’idéologie spéciste est profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, et la gauche pourrait avoir peur de perdre ses assises et d’affaiblir sa lutte en admettant que les animaux ne doivent pas non plus être opprimés. Pourtant, l’égalité animale n’affaiblit en rien le principe d’égalité humaine, et il y a même de bonnes raisons de croire qu’elle pourrait le renforcer en rejetant les réflexes de hiérarchisation présents chez ceux et celles insistant sur la suprématie humaine (étude empirique ici). Quoi qu’il en soit, il est regrettable qu’un mouvement social se construise en rabaissant un autre mouvement progressiste. Animaux humains et non humains, nous sommes tous des êtres vulnérables et pourvus de la capacité à nous épanouir, et le droit d’être heureux ne devrait pas être un privilège qui se mérite en fonction de nos réalisations ou de notre appartenance à un groupe dominant.
J’ai moi-même donné une conférence en 2014 pour expliquer pourquoi la justice animale fait partie de la justice sociale et pour tenter d’expliquer pourquoi le reste de la gauche se méfie de l’antispécisme. Mais même si ce problème est d’une grande importance, il ne faudrait pas négliger les solutions. Que peut-on faire pour rapprocher la justice animale des autres mouvements de justice sociale? Je propose ici d’élaborer une idée qui m’a été donnée par Christiane Bailey, et sans prétendre qu’il s’agit de la clé de voute au problème général — la solution complète ne peut qu’être complexe et engager une multitude d’attitudes et de stratégies. Cette idée, en un mot, est de sympathiser les activistes de gauche à la cause animale en réduisant les exigences que nous avons envers eux: nous devons leur proposer la solidarité passive.