C’est une vache, mais elle donne du lait

© Hartmut Kiewert

© Hartmut Kiewert

La construction sociale de l’animal

Ne prenez pas le temps d’y penser : si je vous demande de répondre spontanément à la question « que boit une vache ? », il est probable que vous répondiez « du lait ». C’est même un exemple très utilisé pour illustrer les associations d’idées, et cela fait parfois rire (car les vaches ne boivent que de l’eau). Il nous est tout simplement difficile de dissocier lait et vache — les deux semblent naturellement aller ensemble. Pourtant, cette association n’a rien de naturel : elle est plutôt le fruit d’un construit social qui s’inscrit dans notre apprentissage du langage et de notre regard sur le monde.

Mais d’abord, en quoi est-ce erroné de penser que les termes vache et lait vont nécessairement ensemble ? Les vaches ne donnent-elles pas de lait ? Eh bien, pas vraiment. Premièrement, il faut se rappeler que les vaches ne produisent de lait que sous certaines conditions, notamment lorsqu’elles ont été inséminées et qu’elles ont donné naissance à un petit. Autrement, une vache pourrait passer toute son existence sans fournir une seule goutte de lait, et elle n’en serait pas moins une vache. Deuxièmement, le lait n’est pas propre aux vaches : en fait, il peut être produit par toutes les femelles d’espèces mammifères ayant un enfant. Et pourtant, dans notre imaginaire collectif, penser au mot « lait » nous fait immédiatement penser à la vache en particulier, et jamais au gorille ou à la chauve-souris. Si je vous avais demandé « que boit une girafe ? », cela m’aurait étonné que vous répondiez « du lait ! »; et il se peut même, comme moi avant d’écrire ces lignes, que vous n’ayez jamais imaginé une girafe en train d’allaiter. Pourquoi alors associer autant le lait à la vache et non à d’autres mammifères ? Parce que c’est généralement le lait de la vache que nous buvons. C’est le fruit d’une norme sociale, et non d’une propriété propre au concept lui-même.1

Le langage est un outil de communication qui est socialement normé. Ces normes peuvent être théorisées de plusieurs façons, mais l’on peut notamment se référer à la théorie du stéréotype, développée entre autres par Eleanor Rosch en sciences cognitives, ou encore à la théorie du prototype élaborée par Georges Kleiber en linguistique. Ces deux approches ont plusieurs points en commun et illustrent que les concepts que nous avons à l’esprit et auxquels se rattachent les mots possèdent des traits saillants qui servent à en établir le sens premier. C’est là que la norme sociale entre en jeu, car ce sont les caractéristiques les plus évidentes des concepts que l’on nomme avec des mots qui deviennent à la longue partie intégrante du sens. Il est possible de démontrer quels sont ces traits saillants rattachés aux concepts que nous utilisons en utilisant le test proposé par Kleiber et en tentant de les nier au moyen de la conjonction mais. Par exemple, lorsqu’on dit « c’est un oiseau, mais il vole », il y a un certain effet de surprise : on ne comprend pas bien l’utilisation de la conjonction mais ici, car elle sert habituellement à nier un trait qui appartient à ce qui précède. La capacité de pouvoir voler ne fait-elle pas partie intégrante du concept d’oiseau ? Eh bien non, car il existe des oiseaux qui ne volent pas, comme les manchots, et ils n’en sont pas moins inclus dans la classe biologique des oiseaux. Seulement, ces cas ne sont pas les cas prototypes : les images d’oiseaux stéréotypées que nous avons spontanément en tête sont celles d’oiseaux relativement petits qui volent, comme les moineaux. C’est pourquoi la phrase « c’est un oiseau, mais il ne vole pas » nous semble plus naturelle et sensée ; la conjonction mais joue ici son rôle habituel qui consiste à dénoter une exception à la règle.2

C’est une poule, mais elle pond des oeufs

Et ce phénomène n’est pas sans conséquences.

Si je vous parle de « vaches, mais qui ne donnent pas de lait » ou de « poules, mais qui ne pondent pas d’oeufs », vous comprendrez très bien de quoi il s’agit. En revanche, les phrases « c’est une vache, mais elle donne du lait » et « c’est une poule, mais elle pond des oeufs » paraissent sémantiquement douteuses. Cela s’explique par le fait que, dans l’imaginaire collectif, le concept de vache est associé au fait de donner du lait tout comme le concept de poule est associé au fait de donner des oeufs. C’est leur fonction. Mais une fonction qui est décidée, imposée, et qui est donc contingente, même si nous sommes conditionnés à croire le contraire. Pourtant, une vache [nous] donne du lait parce qu’on l’insémine et qu’on lui vole son petit, et anciennement les poules ne donnaient pas davantage d’oeufs que n’importe quel autre oiseau (voir aussi mon article sur les problèmes éthiques des produits laitiers et des oeufs).

Ces associations sont à ce point ancrées dans notre compréhension du monde que nous avons même tendance à considérer inutiles une vache qui ne donne pas de lait ou une poule qui ne pond pas d’oeufs. Et lorsque la vache ou la poule n’accomplissent plus leur fonction, c’est fort souvent la mort qui les attend. La catégorie même à laquelle elles appartiennent efface entièrement leur individualité : produire du lait ou des oeufs est leur seule fonction, et le reste ne compte pas. Nous n’avons, d’ordinaire, pas les mêmes exigences envers les chats et les chiens (censés accomplir d’autres fonctions, de toute façon).

C’est en partie pourquoi je désespère lorsque des personnes se mettent à entretenir le désir d’avoir des poules dans leur maison de campagne. Ces personnes ont beau me dire que les poules seront bien traitées et qu’elles ne seront jamais tuées, la raison principale, voire unique, pour laquelle elles veulent adopter des poules est pour avoir des oeufs. Ces personnes n’auraient pas le même enthousiasme romantique à adopter n’importe quel autre animal. Et du seul fait qu’il s’agit de poules, ces dernières verront leur liberté restreinte, comme l’interdiction d’entrer dans la maison comme le ferait un chien ou un chat ainsi que l’obligation de vivre dans des zones barricadées. On veut la poule pour ses oeufs et non la poule malgré ses oeufs (sinon, les coqs pourraient être tout aussi populaires à adopter, au lieu de se voir systématiquement détruits à la naissance). Et tant qu’on pensera qu’une poule sert à donner des oeufs, on fera violence à ce qu’elle est réellement étant donné qu’on la réduit à cette fonction.

Le langage soutient l’oppression

Ces biais langagiers concernent un grand ensemble d’animaux, selon le type de rapport que nous entretenons avec eux. Le mot vermine nous fait spontanément imaginer une bestiole indésirable et malpropre, et nous pensons beaucoup moins à des individus vulnérables essayant d’améliorer leur sort ; on dépêche ainsi leur mort à coups de poison ou de trappes mortelles sans même penser à la relocalisation ou à la cohabitation parallèle pacifique. Vermine rime avec extermination, point. Mais si cette « vermine » se fait appeler un rat de laboratoire (phénomène d’ailleurs très récent), un tout autre sort l’attend, même lorsqu’il s’agit de la même espèce que certaines « vermines » qui peuplent les maisons — seuls le terme et le contexte ont changé. Un autre exemple : pour plusieurs encore, le pitbull évoque un chien dangereux. Sinon, la classification la plus connue est, évidemment, celle de trier les animaux entre ceux qui sont comestibles et ceux qui ne le sont pas, alors que ces notions varient énormément d’une culture à l’autre (d’où la fameuse théorie du carnisme développée par la psychologue Melanie Joy). Peu, en Occident, pensent à du bacon lorsqu’ils entendent le mot chien. Le boeuf ou le poulet, quant à eux et dans certaines sociétés seulement, ne servent à rien d’autre qu’à la viande.

En un mot, il ne serait pas exagéré de dire que presque tout ce qu’on pense des animaux est socialement construit, à commencer par le mot animal lui-même qui, d’un côté, se définit trop souvent par opposition à l’humain (alors que l’humain est un animal) et, d’un autre côté, recoupe des réalités bien trop diverses et floues pour représenter un tout cohérent. Il n’existe pas une telle chose qui serait un « animal », et c’est pourquoi je n’aime pas écrire ce mot au singulier. Même la notion d’espèce n’est pas aussi scientifiquement établie qu’on se l’imagine, comme le rappelle par exemple David Olivier (voir aussi cet article de Nature). Autrement dit, il est difficile de parler des animaux sans évoquer un ensemble de sous-entendus biaisant notre jugement sur les individus auxquels nous faisons référence. La communication entre antispécistes et spécistes éprouve ainsi de graves problèmes, car les mots que les uns et les autres emploient n’ont tout simplement pas les mêmes connotations. En un sens, nous ne parlons pas exactement la même langue.

Ces constructions de prototypes et stéréotypes ne sont qu’un exemple de l’influence des oppressions sur notre langage. On peut aussi rappeler que les animaux sont souvent utilisés en guise d’insulte : avoir une cervelle d’oiseau ou une tête de mule, être une vache, une chienne ou un gros porc, suivre comme un mouton, être bête, faire l’autruche (même si les autruches ne font jamais une telle chose), et j’en passe. Il existe, il est vrai, des exceptions, comme avoir un coeur de lion ou une mémoire d’éléphant ou être rusé comme un renard. Mais ces exceptions (se rapportant d’ailleurs à des animaux sauvages, et non domestiqués) n’excusent en rien tous ces cas où la référence à des animaux est employée de manière péjorative. Être un animal ne devrait tout simplement pas être une insulte, et ce, même si l’expression cherche à décrire une attitude répandue chez une certaine espèce.

Évidemment, nous ne mettrons pas à bas l’idéologie spéciste en critiquant ses présupposés langagiers. Néanmoins, prendre conscience des connotations oppressives dans notre langage participe à la lutte pour dénoncer cette oppression et pour la prendre plus au sérieux, de la même manière que certaines féministes s’adonnent à une analyse critique de notre langage profondément sexiste — et proposent même des réformes. À vrai dire, il semblerait que la vaste majorité des insultes soient oppressives, y compris le fait de traiter quelqu’un de con, de stupide, d’enculé, de fou, de débile ou de malade mental — tous des cas où, en réalité, il ne devrait y avoir aucune insulte si l’on prend les mots dans leur sens original. En revanche, le fait que ces termes soient devenus insultants reflète combien la société méprise ou a méprisé ces classes sociales et combien ces personnes s’en sont trouvées marginalisées.

Pour poursuivre dans ce thème, je recommande « Sale bête, sale nègre, sale gonzesse », texte dans lequel Yves Bonnardel fait état des insultes oppressives les plus courantes. De manière plus ludique, David Olivier a proposé quelques idées pour remplacer des expressions spécistes.

Sur ce, je termine mon billet ici, car j’ai d’autres chats à flatter !


1. Voir aussi Margo DeMello, Animals and Society: An Introduction to Human-Animal Studies, Part 1.3: « The Social Construction of Animals ».
2. Je tiens à remercier Marie-Claude Plourde pour m’avoir fait découvrir la théorie du prototype et pour m’avoir aidé dans cette partie. Marie-Claude a notamment publié un article qui emploie le cadre d’analyse de la théorie du prototype afin de rendre compte de biais sur l’identité sexuelle et l’orientation sexuelle.