L’éthique végétale: implications et limites (partie 2)

éthique végétale 5

Image tirée du Laboratoire international de neurobiologie végétale: cela représente la « zone transitoire » dans l’apex d’une racine, qui est considérée par certains comme l’équivalent végétal d’un neurone.

Et si on admettait un principe de précaution?

Dans mon précédent billet, j’ai soutenu que les plantes, en tant qu’organismes individuels, ne devraient pas faire l’objet de nos préoccupations morales et qu’il n’est pas raisonnable de croire qu’elles souffrent, car:

  1. les recherches en neurobiologie végétale ont insisté sur le fait que les plantes seraient intelligentes et qu’elles peuvent communiquer entre elles, entre autres choses, alors qu’il ne s’agit pas de critères moralement pertinents;
  2. il n’est toujours pas démontré que les plantes soient sentientes, c’est-à-dire qu’elles puissent ressentir subjectivement l’expérience du monde et, en ce sens, ce qui leur arrive ne peut pas les affecter en tant que tel; elles peuvent réagir à ce qui leur arrive, chercher à survivre, à se défendre, mais cela n’implique pas pour autant qu’elles subissent quoi que ce soit sur le plan psychologique. La souffrance n’est pas seulement une réaction, mais bien une émotion qui affecte la conscience, une expérience ressentie. Pour le moment, même les chercheurs en neurobiologie végétale admettent qu’on ne peut pas démontrer la présence de sentience chez les plantes.

Le deuxième point est crucial. Certains éthiciens estiment que bien que la sentience entraîne des obligations morales spécifiques, il existe d’autres critères qui ont aussi leur pertinence morale et que l’on pourrait avoir une considération morale envers les plantes pour d’autres raisons (par exemple, parce qu’elles possèdent un bien ou une fonction ou du fait qu’elles sont vivantes et cherchent à survivre). Il s’agit d’un débat très important, mais que je n’aborderai pas pour l’instant dans la mesure où je me consacre ici à démonter l’idée que les plantes ressentent la douleur ou qu’elles ressentent les expériences du monde. En attendant, reconnaître que la sentience a une importance morale distincte et prioritaire n’est pas arbitraire, à moins de tomber dans l’écofascime (c’est-à-dire qu’il serait justifié de tuer des humains ou des animaux dans le but de sauver des plantes) ou de considérer, en référence au test du four à micro-ondes, qu’il n’y a pas de différence morale entre la torture d’un animal sentient et d’une plante.

Supposons que les arguments présentés ci-dessus soient justes, mais qu’un doute subsiste néanmoins. Devrait-on pour autant accorder le bénéfice du doute au fait que les plantes pourraient souffrir? Ne devrait-on pas les respecter, au cas où l’on se tromperait? Après tout, certains seraient tentés de répondre que « ce n’est pas parce que nous n’avons pas (encore) de preuve que ce n’est pas vrai. À une époque, on croyait que le Soleil tournait autour de la Terre. Et si l’on se trompait au sujet des plantes? Il y a tant de choses que l’on ne connaît pas! »

Certes, les connaissances scientifiques évoluent, mais cela n’implique pas qu’il soit raisonnable de croire des hypothèses aucunement fondées dans l’état actuel des connaissances. Que les plantes soient sentientes bouleverserait notre compréhension même de la sentience et notre façon de concevoir tout le vivant. Cela n’est pas impossible, mais pour accorder un principe de précaution, encore faut-il avoir des raisons de douter, et non pas seulement spéculer ou se baser sur la possibilité logique — sans quoi, on pourrait spéculer à peu près n’importe quoi. En ce moment, je ne vois pas comment reconnaître une sensibilité végétale, et la communauté scientifique s’entend là-dessus. (En plus, fait intéressant à noter et dont j’ai parlé dans un ancien billet: on n’a toujours pas démontré la sentience chez les insectes et il est admis que certains animaux — comme les mollusques bivalves — ne ressentent pas la douleur.)

Mais si jamais on se trompait? D’accord, supposons-le un instant. Si on tient absolument à postuler que les plantes seraient capables de souffrir, qu’est-ce que ça impliquerait au niveau du véganisme? Selon plusieurs véganes (car oui, j’en rencontre qui croient sincèrement que les plantes peuvent souffrir), cela ne changerait pas grand-chose. Étant donné que les animaux consomment également des plantes pour vivre, consommer des produits animaux revient à consommer indirectement une quantité encore plus grande de plantes (ce qui explique en bonne partie pourquoi le véganisme est aussi une nécessité écologique). Le véganisme continue ainsi à être le régime le moins violent si on adhère à un principe qui vise à réduire le nombre total de victimes. C’est dommage que des plantes aient été tuées pour qu’on survive, mais ce serait pire si on n’était pas véganes.

Cependant, cette réponse me paraît insuffisante, car la reconnaissance d’un statut moral des plantes aurait d’autres implications au-delà du véganisme. Entre autres:

1. Il est possible de consommer certains végétaux sans tuer la plante qui les fait pousser. Ce serait d’ailleurs ce que certains jaïns mettent en pratique, selon leur principe de respect de la vie (ahimsa) qu’ils appliquent aux plantes. On peut par exemple consommer des fruits (c’est encore mieux s’ils sont tombés naturellement!), les graines et les noix, certains légumes, alors que l’on proscrirait les produits céréaliers (à confirmer) et les légumes-racines (comme les betteraves, les oignons, l’ail, les carottes et les pommes de terre) puisque cela requiert de tuer la plante au complet. En d’autres mots, on doit recueillir ce qu’elle offre tout en évitant de la détruire. Ce n’est donc pas l’alimentation végétalienne qu’il faudrait promouvoir, mais le frugivorisme.

2. On ne nuit pas seulement aux plantes par notre alimentation, mais aussi par notre mode de vie en général. La reconnaissance de la sensibilité végétale militerait donc en faveur d’une simplicité volontaire radicale qui transformerait complètement notre manière de vivre. Cela ne s’arrêterait plus à limiter notre consommation, mais veillerait aussi à réduire au maximum nos activités: par exemple, se promener dans l’herbe pourrait faire violence à l’herbe. De plus, ce n’est pas seulement le déboisement qui deviendrait immoral (on peut déjà s’entendre à ce sujet), mais toute activité pouvant entraîner des dommages non nécessaires envers les plantes. Bien sûr, il serait sans doute acceptable de tuer des plantes pour notre survie… mais sans plus.

3. Que fait-on de la domestication des plantes? Par exemple, a-t-on le droit de garder des plantes à l’intérieur de la maison? Est-ce qu’il s’agit d’esclavage ou bien d’élevage heureux, où les plantes sont à l’abri des dangers de la nature? Les auteurs en éthique végétale dénoncent souvent les OGM sous prétexte que cela viole la dignité et l’autonomie des plantes, mais toute reproduction artificielle n’en fait-elle pas autant? L’agriculture en général pourrait devenir moralement problématique. À noter aussi que les métiers d’entretien paysager et de sculpteur de plantes seraient inévitablement criminels. Edward aux mains d’argent serait donc l’équivalent d’un tueur en série ou d’un tortionnaire!

Mon but n’est pas tant de faire une réduction à l’absurde, car il semble que certaines personnes sont prêtes à vivre de cette manière ou, du moins, à réfléchir honnêtement à cette possibilité. (En même temps, ces personnes sont aussi très rares et ce ne sont certainement pas celles qui utilisent l’argument du cri de la carotte pour discréditer le véganisme.) Mon point était simplement de souligner que, bien qu’encore nécessaire, le véganisme serait nettement insuffisant si les plantes pouvaient souffrir. Quoi qu’il en soit, ce scénario demeure extrêmement hypothétique dans la mesure où nous ne possédons toujours pas de raisons de croire que les végétaux ont une vie mentale — un soulagement pour nous, sans doute. Dans tous les cas, que les plantes souffrent ou non ne semble en rien excuser que l’on exploite et tue des animaux.

Est-ce arbitraire de se limiter aux plantes?

Les auteurs en éthique végétale et les chercheurs en neurobiologie végétale se plaisent souvent à souligner l’hypocrisie que l’on a à penser que ce qui est vivant se limite aux animaux et aux humains. Par exemple, Matthew Hall (Plants as Persons, p. 83-84) cite cette maxime du jaïnisme: « Tous les êtres sont friands de vie, aiment le plaisir, détestent la douleur, évitent la destruction, aiment la vie et n’espèrent que de continuer à vivre. Pour tous, la vie est précieuse. » (traduction libre d’un passage de l’Acaranga Sutra) Alors que cette citation a souvent été comprise comme n’incluant que les animaux, Hall a raison de mettre en lumière que cette interprétation est arbitraire si l’on pense à tout ce qui est vivant (en même temps, elle l’est moins si on l’entend comme référant à tous les êtres capables d’aimer et d’éprouver du plaisir et de la douleur — ce n’est que par métaphore qu’on l’applique à des êtres non sentients). C’est encore moins ambigu devant des maximes comme: « Toutes les sortes d’êtres vivants ne devraient pas être tuées ni traitées avec violence, ni abusées, ni torturées, ni pourchassées. » (traduction libre, p. 84)

En revanche, force est d’admettre que les plantes n’épuisent pas, avec les humains et les autres animaux, l’ensemble du vivant: après tout, les bactéries et les autres organismes unicellulaires sont aussi vivants. Si l’on parle de tout ce qui vit, alors il faut inclure ces autres organismes et développer, non pas une éthique végétale, mais bien une éthique du vivant! (Et à plus forte raison, une éthique du vivant en tant qu’entités individuelles: il faudrait se préoccuper de chaque bactérie.) On pensait que l’on discriminait les plantes parce qu’elles ne peuvent se mouvoir et bouger à notre vitesse, mais il ne faudrait pas non plus discriminer les bactéries sous prétexte qu’elles sont microscopiques ou moins complexes!

© PNNL - Pacific Northwest National Laboratory, Flickr, cc by nc sa 2.0

© PNNL – Pacific Northwest National Laboratory, Flickr, cc by nc sa 2.0

Il est vrai que les recherches en neurobiologie végétale détaillent plutôt la complexité des plantes, les présentant comme des êtres intelligents, capables de mouvements intentionnels, de communiquer, et ainsi de suite. Il reste donc à savoir s’il en va de même chez les bactéries et compagnie. Je ne connais pas d’études spécialisées à ce sujet (et je ne crois pas qu’il y en ait), mais il semble que l’on puisse repérer le même type de phénomènes au niveau cellulaire: des échanges chimiques complexes ressemblant à de la communication, de la coopération, de la reconnaissance intersubjective (elles peuvent par exemple distinguer les cellules amies des cellules nocives ou étrangères) et des signes d’intelligence dans la mesure où elles s’adaptent à des situations nouvelles. Rien de cela ne serait surprenant, car le vivant est incroyablement complexe et est agencé, dès son origine, à lutter pour sa survie. Et même si ces organismes n’étaient pas aussi complexes que les plantes, on pourrait soutenir que ce serait élitiste d’en exiger autant, car il suffit qu’un organisme vivant cherche à rester en vie pour avoir à le respecter. Pourtant, je persiste à ne voir aucune pertinence morale à ces phénomènes de la vie: tant qu’il n’y a pas de sujet avec une vie psychologique unifiée pouvant faire l’expérience de ce qui lui arrive, je n’arrive pas à comprendre comment ce serait possible de faire violence à cette entité.

Bien sûr, toutes ces nouvelles préoccupations éthiques ne résulteraient pas nécessairement en l’arrêt total et immédiat de toute activité humaine, car il est généralement accepté qu’il n’y a pas de devoirs moraux exigeant le sacrifice individuel. En fait, de nombreux éthiciens estiment que les devoirs moraux ne sont plus les mêmes en cas de survie ou d’autodéfense. Ainsi, même si l’éthique du vivant n’impose pas le suicide ou l’immobilisme, elle limiterait de manière drastique le champ des actions moralement acceptables, comme je l’ai illustré dans la section précédente — mais en pire encore.

Dans tous les cas, pour le répéter une dernière fois, que les plantes et bactéries soient des êtres vivants cherchant à survivre n’invalide en rien nos obligations morales envers les animaux non humains: ceux-ci sont des êtres sentients, et il est bien démontré qu’ils ont une vie subjective, une conscience perceptuelle, et qu’ils peuvent vivre des émotions. L’importance morale des animaux découle ainsi de la même importance morale des êtres humains: nous sommes tous des sujets d’une vie psychologique et, en ce sens, nous avons tous des intérêts — notamment un intérêt à s’épanouir et un intérêt à fuir les expériences désagréables.

2 avis sur « L’éthique végétale: implications et limites (partie 2) »

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