« Les animaux luttent aussi » (Ballast, n° 8)

Mon article « Les animaux luttent aussi » vient d’être publié dans le huitième numéro de la revue engagée Ballast, pages 90 à 101.

Extrait de l’introduction:

« Aucun animal n’a jamais lutté pour obtenir un meilleur traitement dans la production alimentaire ni ne s’est opposé aux tests inutiles conduits par des compagnies de cosmétiques. Si les droits des animaux peuvent exister, c’est parce que des humains leur ont accordé de tels droits et se sont battus pour ceux-ci. On ne peut pas dire que les animaux eux-mêmes possèdent des droits intrinsèques qui ne seraient pas donnés par nous. » Ces idées, publiées en 2015 dans le magazine socialiste américain Jacobin et signées par Sarah Grey et Joe Cliffe, sont couramment déployées pour critiquer l’argumentaire antispéciste. Si les animaux ne luttent pas pour leur liberté, leur oppression serait donc moralement permise – ou, en tout cas, moins grave que celle des humains qui se battent pour leur liberté. Il n’y aurait dès lors aucune commune mesure entre l’oppression des humains et celle des autres animaux, puisque ces derniers ne sont pas des sujets de l’Histoire mais simplement des objets. Autrement dit, les animaux seraient incapables de résister à leur oppression et de façonner leur histoire : ils ne peuvent que subir l’Histoire.

L’idée que les animaux seraient passifs face à ce qu’ils subissent n’est pas seulement véhiculée par des personnes hostiles, ou sceptiques, à l’endroit de la cause animale. Une large partie du mouvement antispéciste lui-même la perpétue. Que ce soit dans la rhétorique animaliste ou dans les noms mêmes de certaines associations, les animaux sont principalement dépeints en tant qu’êtres qui souffrent et n’ont pas de voix (voiceless). Il leur faut les humains pour parler en leur nom – être « la voix des animaux » – et revendiquer leurs droits.

Les animaux ne parlent pas, il est vrai ; pourtant, ils s’expriment. Ils communiquent à d’innombrables occasions leur volonté, leurs limites, leurs désirs ; ils cherchent par des moyens divers à gagner leur liberté ou à négocier leur condition. Ils ne comprennent peut-être pas ce que sont les droits, mais leurs actions n’en sont pas moins politiques. Oui, il faut oser le terme : les animaux font de la politique, au même titre que les humains.

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Et si on parlait trop de la souffrance des animaux?

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Illustration de page de droite par Julien Castanié.

Texte originalement écrit durant l’été 2016 puis publié dans Véganes magazine contreculturel, édition printemps-été 2017, p. 123-126. Ma récente conférence «Au-delà de la souffrance: quatre conceptions de l’animal», donnée le 23 janvier 2019 à l’UQAM, a été en partie inspirée par ce texte, même si mes réflexions ont beaucoup évolué depuis.

Réfléchir à l’autonomie des animaux non humains peut sembler bien frivole au regard des souffrances qu’ils endurent. Pourtant, à ne les considérer qu’en tant qu’êtres capables de souffrir, on manque sans doute l’essentiel.

Mes recherches doctorales en philosophie portent sur le concept d’autonomie que j’essaie, entre autres, d’appliquer aux animaux non humains. Je crois en effet que ces derniers ont, tout comme les humains (du moins, en théorie), le droit de faire les choix en ce qui concerne les pans fondamentaux de leur vie — le choix, entre autres, de déterminer où vivre, avec qui développer des relations et quoi faire de leurs journées. Je m’inspire également de la théorie de la citoyenneté animale développée par Sue Donaldson et Will Kymlicka qui suggère notamment de considérer les animaux domestiqués comme des membres à parts égales des sociétés humaines — ou plutôt, sociétés mixtes humaines-animales. Il importe donc de les voir comme des citoyens ayant le droit de participer à la vie sociale et politique de leur communauté ainsi que le droit d’influencer le vivre ensemble et de façonner l’espace public à leur image.

C’est bien beau tout ça, me dit-on, mais toutes ces questions et ambitions ne sont-elles pas frivoles, voire déplacées et indécentes, dans un monde qui tue chaque année des milliards d’êtres sensibles et qui ne sait pas reconnaître la différence morale entre un verre de jus d’orange et un verre de lait de vache? Lire la suite

Vers un monde végane (1): faciliter la transition sociale

Je fais partie d’un mouvement social qui milite pour l’égalité animale, ce qui implique l’abolition de l’exploitation des animaux et de toutes formes de domination à leur égard. Cet idéal parait bien utopique et absurde à la plupart de mes contemporains, et pourtant, ce mouvement continue de grandir mondialement. Arriverons-nous un jour à véganiser la société?

J’entame donc une série de billets portant sur le projet de créer un monde végane qui reconnaitrait les animaux en tant qu’égaux des humains. Quels sont les obstacles que nous pourrions rencontrer? Quelles seraient les transformations que nos sociétés devront opérer? De quoi aurait l’air une société végane et antispéciste? Est-ce seulement un projet réaliste? À raison d’environ un texte par mois, j’aborderai les thèmes suivants:

  1. la transition sociale
  2. la représentation artistique et politique
  3. les défis économiques
  4. le rapport à la nature
  5. la médecine
  6. les relations internationales et interculturelles.

Pour commencer, et sans prétendre à l’exhaustivité, je lance ici quelques idées de base qui faciliteraient la transition sociale vers le véganisme. J’explique premièrement que la taille d’un mouvement n’est pas en soi un obstacle au succès politique de celui-ci; deuxièmement, je soutiens qu’un mouvement végane fort, bien qu’insuffisant, est important si l’on veut abolir l’exploitation animale; troisièmement, j’énumère des façons de diversifier le véganisme et je rappelle la nécessité d’inclure différents groupes sociaux; et enfin, j’aborde la question difficile de la résistance à la véganisation de la société.

Le nombre ne fait pas la force (du moins au début)

Qu’on me comprenne bien: je ne prétends aucunement que le projet d’abolir l’exploitation animale soit déjà gagné. De toute façon, je ne crois tout simplement pas au déterminisme historique. Au contraire, je pense que tous les acquis sociaux et politiques peuvent s’effondrer très facilement, à la moindre instabilité politique ou économique. S’il y a bien une chose que l’Histoire nous enseigne, c’est qu’il ne faut jamais tenir nos droits pour acquis. Et comme les animaux non humains représentent sans doute la classe sociale la plus vulnérable d’entre toutes, étant incapables de s’organiser pour résister ni de témoigner en notre langage des injustices qu’ils subissent, leur situation est condamnée à demeurer particulièrement précaire.

En revanche, il n’y a pas de raison de se priver de rêver, car l’égalité animale demeure un projet possible et réalisable, d’autant plus qu’il est solidement appuyé par de nombreux arguments moraux. Qui plus est, il semble actuellement prendre de l’ampleur. À l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, les véganes isolés peuvent mieux communiquer et s’allier, l’information circule beaucoup plus facilement (incluant des tonnes de recettes et d’informations nutritionnelles au bout de quelques clics), les débats s’activent un peu partout et les organisations de défense animale s’organisent de mieux en mieux et se font entendre de manière encore plus grande.

Il ne faut pas oublier qu’historiquement, les mouvements sociaux ont souvent commencé de manière modeste. Comme l’aurait dit Margaret Mead, « ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens réfléchis et déterminés puisse changer le monde; en effet, c’est la seule chose qui y est jamais parvenu. » (traduction libre) Par exemple, le mouvement pour l’abolition de l’esclavage a commencé de manière marginale et ne représentait pendant quelque temps, du moins aux États-Unis, qu’une faible minorité très peu prise au sérieux. Mais leurs idées ont fait leur chemin au fil des actions politiques et des contingences historiques. Par ailleurs, bien que discutable, une étude de psychologie sociale suggère qu’il suffit d’un seuil de 10 % de gens fermement convaincus à une nouvelle idée pour que celle-ci se répande dans le reste du groupe. Il existe évidemment de nombreux contre-exemples à cette hypothèse, et il est encore moins sûr qu’elle soit applicable à l’ensemble d’une société, mais n’empêche qu’il suffit de se rappeler que le pourcentage d’adhérents à une philosophie (et inversement, le nombre de gens qui y résistent) ne détermine pas si celle-ci pourra prendre de l’ampleur en tant que mouvement social. En un mot, la progression peut devenir exponentielle, et la clé se retrouve dans la détermination, l’organisation et l’action de ce groupe. L’Histoire nous appartient, et pour que ce mouvement réussisse, il faudra trouver des manières originales pour diffuser nos idées et toucher le coeur et l’esprit de la population générale.

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