La portée morale et politique de la capacité à éprouver du plaisir

Élan léchant de la neige - Mark Peter

Un élan attrapant des flocons de la neige avec sa langue. © Mark Peters.

La prédominance et l’omniprésence de la souffrance

À la fin de mon précédent billet sur l’antiperfectionnisme, je soulevais que l’éthique animale est presque monopolisée par la question des devoirs négatifs, c’est-à-dire des devoirs de ne pas nuire à autrui. Étant donné les tortures indicibles que l’on inflige à un nombre vertigineux d’animaux non humains — et ce, pour satisfaire des caprices totalement triviaux — il est normal de consacrer autant d’efforts pour expliquer à nos contemporains pourquoi les animaux ont un intérêt à ne pas souffrir et à ne pas être tués. Puisque ces notions ne vont pas encore de soi, il est primordial de devoir les répéter, autant de fois que nécessaire et de différentes manières, et de toute urgence.

En revanche, la vie des animaux ne saurait se réduire à éviter la souffrance. Elle est en effet beaucoup plus complexe, étant mue par la recherche de stabilité et de confort mais aussi d’expériences agréables et enrichissantes et par la création de relations privilégiées avec autrui. Ainsi, même si on cessait de faire souffrir et de tuer les animaux de manière directe, cela ne signifie pas pour autant que l’on remplisse toutes nos obligations à leur endroit. C’est pourquoi il faut aussi être conscient des préjugés que l’on risque de renforcer en véhiculant un discours qui se limite à ne pas faire de mal aux animaux: il faut aussi parvenir à expliquer que ce qui constitue leur vie est digne d’être valorisé et respecté.

Cet intérêt prédominant pour la question de la souffrance n’est d’ailleurs pas une singularité de l’éthique animale, car elle se retrouve dans d’autres disciplines. En psychologie, Jonathan Haidt dénonce que la vaste majorité des études empiriques se consacre à identifier ce qui rend les humains malheureux et ce qui crée les troubles mentaux — afin, bien entendu, de trouver des solutions à ces problèmes. Encore une fois, ces recherches sont indispensables. En même temps, on peut regretter le peu d’engouement pour des travaux qui cherchent à déterminer ce qui rend les humains heureux, ce qui les aide à s’épanouir et à trouver la tranquillité d’esprit. C’est pour cette raison que Jonathan Haidt tente de développer, avec d’autres chercheurs en psychologie, la psychologie positive, que vous pouvez découvrir dans cet excellent livre:

Jonathan Haidt - L'hypothèse du bonheur

C’est le propre de la souffrance d’avoir un caractère intolérable dont on veut se débarrasser de toute urgence. La souffrance peut nous empêcher de vivre, d’apprécier tout le reste. Toutefois, éviter la souffrance me parait plutôt instrumental, c’est-à-dire qu’on l’évite pour autre chose: non seulement pour atteindre le calme, mais aussi pour avoir la liberté d’exécuter certains projets et de vivre notre vie. La preuve en est que parfois, nous acceptons de vivre une expérience difficile afin d’obtenir quelque chose que l’on juge plus important. On est prêts à souffrir si ça en vaut la peine. La souffrance est mauvaise, certes, mais on ne vivrait pas une vie épanouie si on ne faisait que fuir la souffrance.

De plus, ne pas causer de souffrance ne constitue qu’une partie de nos obligations morales et politiques envers les humains, et il s’agit en fait d’une question relativement triviale (voir Donaldson et Kymlicka, Zoopolis p. 5-8). Nous sommes également préoccupés par des questions relevant de nos obligations positives envers autrui, c’est-à-dire ce que les autres sont en droit d’obtenir de notre part. Entre autres, il ne suffit pas de ne pas causer du mal, car il faut aussi faire en sorte que chacun ait la possibilité de mener une vie qui lui convienne et qui lui permette de se réaliser. Pourquoi les animaux n’auraient-ils pas aussi le droit de pouvoir s’épanouir à leur manière?

Les preuves scientifiques du plaisir subjectif chez des non-humains

Tout d’abord, il convient de défaire certains mythes et de rappeler le rôle fondamental que les expériences agréables peuvent jouer dans la vie des animaux (incluant les humains). Qui plus est, même s’il est devenu universellement reconnu que les animaux peuvent ressentir la douleur, il semble que certaines personnes conservent encore des doutes sur le fait que les animaux ressentiraient aussi du plaisir. Cette asymétrie s’explique peut-être du fait que le plaisir représente une émotion un peu plus sophistiquée mais surtout plus active, qu’il faut savoir stimuler, alors que la douleur est plutôt passive: on la subit. Ces doutes sont-ils pour autant fondés?

Il est vrai, beaucoup d’éthologues et de biologistes hésitent encore aujourd’hui à parler de plaisir dans leurs travaux sur la vie animale. Ils préfèrent décrire des raisons évolutives pour expliquer un comportement particulier, ce qui semble moins anthropomorphique. Jonathan Balcombe, un éthologue antispéciste, explique néanmoins qu’un tel choix méthodologique n’a d’intérêt que si on veut expliquer l’apparition d’un comportement, mais il n’enseigne absolument rien sur l’expérience subjective des individus. Par exemple, il existe un consensus selon lequel le jeu est apparu chez les mammifères et certaines autres espèces (comme les oiseaux) afin que les jeunes se pratiquent à chasser, à se défendre, et aussi pour qu’ils apprennent les différents rôles sociaux. Mais est-ce pour cette raison que les jeunes animaux jouent? Non, pas plus que lorsque nous jouons, nous sommes consciemment motivés par la soif d’acquérir des habiletés physiques et sociales. Il en va de même lorsque nous cuisinons avec des épices: on le fait d’abord parce qu’on en aime le goût et on pense à peine au fait que les épices ont d’importantes vertus médicinales! Ainsi, de la même manière que Haidt relevait le manque d’intérêt porté pour le bonheur au sein des travaux en psychologie, Balcombe regrette le peu d’intérêt et d’ouverture montrés en science pour la vie mentale des animaux et pour la compréhension de ce qui les motive.

balcombe - the exultant arkDans son livre The Exultant Ark (p. 5-9) contenant de nombreuses illustrations à l’appui ainsi que dans son article « Animal Pleasure and its Moral Significance » publié dans Applied Animal Behaviour Science, Balcombe soulève quatre raisons permettant de croire que les animaux dotés de sensibilité ressentent tout comme nous les expériences positives du plaisir:

  1. Le plaisir est adaptatif. Si la souffrance est le bâton fourni par l’évolution afin de nous donner un message d’alerte, le plaisir est la carotte servant à nous stimuler à poursuivre certaines activités. C’est, en d’autres mots, ce qui suscite la motivation subjective. Le fait de ressentir du plaisir permet de mieux survivre (par exemple, en recherchant des sources de nourriture particulière ou en s’alliant en groupe) et aussi, parfois, d’améliorer son succès reproductif (que ce soit pour l’accouplement ou l’investissement parental). À noter aussi que la motivation subjective devient parfois tellement forte qu’elle dévie de son rôle évolutif, ce qui ajoute à l’idée que les animaux sont motivés par des objectifs qui leur sont propres.
  2. Le plaisir existe au moins chez une espèce animale: l’humain. L’humain est, comme l’ensemble du vivant, issu de l’évolution. Il est possible qu’une espèce développe des facultés qui ne se retrouvent nulle part ailleurs dans le vivant, mais étant donné que nos sensations de plaisir ne semblent pas dépendre de nos capacités rationnelles et de notre langage, il est fort probable que le plaisir soit apparu avant l’espèce humaine.
  3. Au moins tous les vertébrés, et peut-être quelques autres espèces chez les invertébrés, possèdent les structures biologiques et neurologiques permettant de supposer la présence de plaisir. Non seulement sont-ils dotés des sens comme le toucher, la vue, l’odorat, l’ouïe et le goût, mais ils ont un système nerveux central faisant en sorte que tous ces sens sont connectés à un cerveau. Ce cerveau répond aussi à des hormones associées au plaisir, comme la dopamine, la sérotonine et l’ocytocine. Il serait donc étrange que ces animaux soient équipés de ces mêmes structures sans pourtant ressentir de plaisir.
  4. Il est démontré que de nombreux animaux ressentent de la douleur, et ce, de manière analogue à la nôtre. Les méthodes utilisées pour l’affirmer en toute confiance, que ce soit en étudiant de près le comportement ou encore grâce à l’imagerie cérébrale, nous permettent de croire que le plaisir est également présent et de l’étudier.

Bien sûr, que des animaux puissent ressentir le plaisir ne démontre pas de quelles formes de plaisir ils peuvent faire l’expérience. C’est pourquoi les travaux de Balcombe citent abondamment des études empiriques pour supporter l’hypothèse que les animaux vivent subjectivement des plaisirs tels que le jeu, l’affection amicale et amoureuse, le confort physique, le plaisir sexuel, le plaisir gustatif, le toucher, ainsi que d’autres formes de plaisir qui sont peut-être inaccessibles à nos sens d’humains.

Devant la masse d’informations fournies par cet éthologue, il devient extrêmement difficile de demeurer sceptique à l’idée que les animaux vivent des expériences émotionnelles complexes et très variées, qu’ils manifestent des préférences individuelles et qu’ils nouent des relations privilégiées avec d’autres individus qu’ils reconnaissent comme des êtres uniques. En d’autres mots, les animaux se soucient de ce qui leur arrive et ils dévouent énormément d’efforts pour atteindre certains buts: loin de seulement éviter la souffrance, ils recherchent activement différentes manières de s’épanouir. Pour en savoir plus, je recommande fortement la lecture des textes de Balcombe, une lecture enrichissante et rafraichissante qui nous permet de mieux comprendre ce que ressentent les animaux et ce qui les motive.

Le pluralisme des conceptions de la vie bonne

Les animaux peuvent donc vivre plusieurs formes de plaisir. Qu’est-ce que cela implique pour autant? Pour revenir aux notions présentées dans mon billet sur l’antiperfectionnisme, il existe une pluralité de façons de vivre une vie digne d’être vécue et il ne faut pas juger quel mode de vie est supérieur à un autre, tant que celui-ci ne cause pas de tort à autrui (toutes choses égales par ailleurs) et tant qu’il permet à l’individu de s’épanouir.

Malheureusement, les préjugés ont la vie dure, et les philosophes politiques n’ont, de manière générale, pas failli à cette règle. Alors que plusieurs d’entre eux voient la tâche du politique comme étant d’assurer la condition de possibilité de l’épanouissement de tous ou à ce que chacun puisse mener la vie qu’il désire, ils ont tendance à croire que seuls les plans de vie rationnels et les choix consciemment endossés (ce qu’on appelle parfois « conceptions de la vie bonne ») sont dignes d’être considérés. Cela a sa raison d’être afin d’éviter les préférences personnelles résultant de préférences adaptatives, du lavage de cerveau ou de manipulation. Cependant, en voulant autant se protéger de ces facteurs, ces philosophes versent dans le perfectionnisme et dans un excès de rationalisation de nos vie. Comme j’en ai discuté au cours du chapitre 2 de mon mémoire de maîtrise (p. 34-62), il devient perfectionniste de croire que seuls les modes de vie dûment réfléchis méritent d’être respectés et pris en compte, et que les modes de vie et préférences résultant de nos instincts, émotions, impulsions, intuitions et passions soient secondaires en tant que tels. Ni la complexité ou le raffinement d’un plaisir, ni la longévité d’un projet et ni l’intelligence d’une personne ne peuvent dicter qu’un mode de vie ou qu’une activité en vaut plus qu’une autre.

Scruter nos plans de vie peut avoir son importance, mais une importance instrumentale pour s’assurer que le mode de vie qui nous plait ne provienne pas de la domination d’autrui. Et cette tâche est aussi sociale, c’est-à-dire que combattre la non-domination n’est pas nécessairement un combat individuel mais plutôt un devoir de la société et des institutions; après tout, on peut subir une injustice sans en être conscient. Si on parvient à s’assurer que les individus n’ont pas été manipulés, alors ce qui compte est que chacun parvienne à s’épanouir à sa manière. À ce moment, discriminer certains modes de vie au profit d’autres modes de vie deviendrait précisément de la domination, ce que l’on voulait pourtant éviter.

C’est ainsi que, s’ils ne proviennent pas de manipulation externe, les plaisirs instinctifs et spontanés sont tout aussi légitimes d’être poursuivis et respectés que les plans de vie révisés rationnellement (et nos projets les plus précieux ne sont-ils pas plus viscéraux que rationnels?). En d’autres mots, ces formes de plaisir représentent une sous-catégorie de la vie bonne, parmi d’autres façons de vivre une vie bonne. Si on a des raisons de promouvoir la chance à ce que chacun puisse mener une vie qui lui plait, alors il n’y a pas de raison d’exclure l’épanouissement des animaux. Nous devons également être sensibles à ce qu’ils aient l’occasion de vivre une belle vie, ce qui inclut la possibilité d’explorer différentes options.

Deux chauves-souris en train de jouer. © Viven Jones Cliquez sur l'image pour accéder à une galerie de photos provenant du livre The Exultant Ark.

Deux chauves-souris en train de jouer. © Viven Jones
Cliquez sur l’image pour accéder à une galerie de photos provenant du livre The Exultant Ark.

Cela ne signifie pas qu’il nous faut vivre le plaisir au sens instinctif et spontané, car ce serait également perfectionniste. Si on parle d’hédonisme, il faut lui prêter une définition beaucoup plus large de ce qu’on entend habituellement. On définit généralement l’hédonisme comme la recherche du plaisir (et ce plaisir lui-même est défini en termes très étroits, faisant davantage référence à des satisfactions relativement instantanées). Or, le plaisir peut être beaucoup plus vaste et varié. Plusieurs personnes peuvent, pour des raisons légitimes, ne pas vouloir rechercher ce type de plaisir et préférer des plaisirs à plus long terme ou plus intellectuels ou encore s’accomplir à travers le militantisme ou l’art. On peut être hédoniste en vivant une vie de moine et on peut être hédoniste si notre bonheur le plus profond se retrouve dans les moments passés en famille. L’antiperfectionnisme recommande de ne pas juger si une façon de vivre est meilleure qu’une autre. De la même manière, l’hédonisme au sens élargi comprend toutes les façons que les gens ont d’avoir du plaisir ou de mener la vie qu’ils jugent digne d’être vécue.

Si on est vraiment pluraliste et antiperfectionniste, alors il faut reconnaître que les modes de vie et les plaisirs des animaux sont tout aussi dignes d’être respectés et valorisés. Il ne suffit donc pas de ne pas faire souffrir et de ne pas tuer les animaux, car ceux-ci recherchent également à jouir d’une vie agréable qui leur laisse de l’espace pour explorer différentes options. L’exploitation animale même non violente — si une telle chose peut exister, mais j’en doute fortement — demeure injuste dans la mesure où elle viole la capacité des animaux à vivre leur vie et non une vie imposée arbitrairement par autrui. En ce sens, un droit à la liberté ou à l’autonomie, c’est-à-dire le droit de mener leur vie et de poursuivre leurs intérêts, leur est nécessaire. Mais voir si un tel droit est en tout point justifié et anticiper comment il pourrait être mis en pratique, voilà l’objet de réflexions plus poussées que j’espère avoir l’occasion de poursuivre une autre fois!

2 avis sur « La portée morale et politique de la capacité à éprouver du plaisir »

  1. Ping : Un argument antiperfectionniste pour la justice animale | Frédéric Côté-Boudreau

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