Un argument antiperfectionniste pour la justice animale

Des oies sauvées d'un élevage de foie gras. © Jo-Anne McArthur

Des oies sauvées d’un élevage de foie gras. © Jo-Anne McArthur

On entend bien souvent des spécistes répéter que la vie des animaux a moins de valeur, car elle est moins complexe et moins riche. Leur vie mentale est moins développée, ils ont des plaisirs plus physiques et s’ils ont des projets, ceux-ci sont beaucoup moins significatifs et importants. Pourtant, comme je l’expliquerai, ces éléments n’ont aucune pertinence puisqu’ils reposent sur des valeurs perfectionnistes, un problème déjà décrié dans l’éthique humaine.

Quel est le mal d’être perfectionniste?

Être perfectionniste, en philosophie, ça n’implique pas tellement d’avoir une obsession pour faire les choses à la perfection (quoique…). Il s’agit plutôt de croire que certains modes de vie sont objectivement supérieurs à d’autres. En d’autres mots, une théorie perfectionniste cherche à répondre à la question « Qu’est-ce qu’une vie qui vaut la peine d’être vécue? ».

L’histoire de la philosophie, pour ne pas dire des sociétés humaines en général, est dominée par le perfectionnisme. Par exemple, durant l’Antiquité, on assiste à  la naissance de nombreuses écoles de pensée qui prônent différentes formes d’ascétisme (comme le stoïcisme), et celles-ci n’ont de rivales que les écoles hédonistes (comme les cyrénaïsme et, dans une certaine mesure, l’épicurisme). En fait, jusqu’à l’époque moderne, le terme « éthique » faisait davantage référence à la quête personnelle de ce qu’est une vie digne d’être vécue, et moins à la recherche d’une vie juste à l’égard d’autrui. Les religions et certaines autres formes d’associations constituent également des formes de perfectionnisme dans la mesure où elles dictent des modes de vie à pratiquer et des façons de concevoir le monde.

Les théories perfectionnistes sont parfois de belles philosophies, qui enrichissent grandement notre façon d’apprécier et de façonner nos propres existences. Je ne veux pas nier le rôle qu’elles jouent dans les relations sociales ainsi que dans notre rapport à soi-même. J’ai moi-même mes préférences au sujet de ce qui rend une vie plus profonde et remplie. Les théories perfectionnistes souffrent néanmoins d’un grave problème: celui du manque de légimité politique.

Jeremy Bentham.

Jeremy Bentham.

L’une des premières critiques du perfectionnisme provient du père de l’utilitarisme, Jeremy Bentham (1748-1832). À une époque très élitiste où la division entre les groupes sociaux demeurait excessivement étanche, Bentham avance cette idée radicale qu’il ne faut pas comparer les plaisirs des uns et des autres, car ils ont tous la même valeur tant et aussi longtemps qu’ils plaisent aux individus qui les vivent. « Les jeux d’adresse sont aussi valables que la poésie », a-t-il dit (traduction libre de « push-pin is as good as poetry »). Alors que le discours intellectuel était largement dominé par les aristocrates qui avaient tendance à croire que leur mode de vie avait plus de valeur, le père de l’utilitarisme trouvait une façon bien originale pour proclamer l’égalité humaine. Notre passe-temps n’a pas plus de valeur sous prétexte qu’il serait plus raffiné et complexe!

L’antiperfectionnisme retrouve sans doute sa forme la plus articulée au sein du libéralisme, qui en effet lui accorde une place centrale. Il faut se rappeler qu’à l’origine, le libéralisme a été formulé pour tenter de trouver une solution aux guerres de religion qui saignaient l’Angleterre depuis plus d’un siècle. La solution proposée par des penseurs comme John Locke a été de séparer l’Église et l’État. Le rôle de l’État est de gérer nos affaires sociales, et non le salut spirituel des citoyens. Si l’Église a sa place dans la société, elle ne doit quand même pas imposer sa vision de la vie aux citoyens. C’est ainsi que naissaient des idées telles que la liberté de conscience et la liberté de religion.

La suite naturelle a été d’étendre ce raisonnement aux autres formes de conceptions de la vie bonne. Au sein de la société civile, nous sommes libres de partager nos idées et de nous regrouper avec ceux qui pensent comme nous: c’est pourquoi nous avons besoin de la liberté d’expression et de la liberté d’association. Le rôle de l’État consiste entre autres à assurer le respect de ces libertés, mais non à se mêler de déterminer qui a trouvé la meilleure voie. L’État ne doit que s’occuper de la justice, c’est-à-dire du rapport entre les citoyens et de déterminer ce qui est dû à chacun, et non de dicter comment les citoyens doivent trouver le bonheur et réussir leur vie. Si l’État peut obliger certains comportements, c’est seulement dans la limite de veiller à ce que les citoyens remplissent leurs obligations politiques.

Dans sa forme modérée, l’antiperfectionnisme prône alors la neutralité de l’État vis-à-vis les différentes conceptions de la vie bonne (on peut ainsi l’appeler l’ « antiperfectionnisme politique »). Dans ses institutions et ses pratiques, l’État libéral ne doit privilégier aucune religion sur les autres (et ni l’athéisme sur les religions, bien que les institutions de l’État doivent être laïques), aucune croyance ni aucun mode de vie particulier. Les citoyens, quant à eux, sont libres de penser que certains modes de vie sont meilleurs ou plus dignes que d’autres, et ils sont libres de faire la promotion de leur conception de la vie, à condition de ne pas entraver la liberté des autres.

Dans sa forme plus radicale, l’antiperfectionnisme pense que même ces jugements personnels sont erronés, car il n’existe tout simplement pas de modèle objectif de la vie réussie (on peut ainsi l’appeler l’ « antiperfectionnisme compréhensif »). La seule question (ou presque) que l’on peut légitimement poser est: « Est-ce que cette personne est heureuse en ayant ce mode de vie ou cette conception de la vie? » Si la réponse est oui, c’est tout ce qu’il faut savoir pour laisser cette personne libre de poursuivre ses activités (à condition, bien sûr, qu’il n’y ait pas eu d’endoctrinement, de manipulation, de domination et de préférences adaptatives). Comme le demandait Bentham, une vie réussie n’est-elle pas celle qui rend la personne heureuse et satisfaite? N’y aurait-il pas plus d’un moule pour rendre une vie digne d’être vécue?

La vie des animaux a donc autant de valeur que la nôtre

John Stuart Mill

John Stuart Mill

Quel est le lien entre l’antiperfectionnisme et l’éthique animale? C’est que bien souvent, comme je le disais plus tôt, les spécistes retombent facilement dans des arguments de types perfectionniste pour distinguer les êtres humains des autres animaux. On le voit clairement, par exemple, avec John Stuart Mill (1806-1873), un disciple utilitariste de Bentham pourtant libéral, qui affirme qu’il vaut mieux être un Socrate insatisfait qu’un porc satisfait. Pour Mill, les activités essentiellement humaines, et en particulier les plaisirs d’ordre intellectuel, priment sur les formes de plaisir plus animal.

En effet, les spécistes ont typiquement tendance à dévaloriser tout ce qui constitue la vie des animaux (et, inversement, à consacrer les plaisirs qui sont propres aux humains). Manger, dormir, avoir des relations sexuelles, se faire flatter, se faire dorer au soleil, jouer: tout ça est bien, mais n’est pas suffisant pour vivre une vie réellement humaine. (Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à me demander si notre vie serait réellement humaine si on ne vivait pas ce genre de plaisirs, mais il s’agirait là d’un argument perfectionniste aussi!)

Comme on peut l’anticiper, le danger des arguments perfectionnistes de ce type est qu’ils versent assez rapidement dans la hiérarchisation des vies humaines. Et les enchères ne connaissent pas de limites. Par exemple, si les plaisirs intellectuels ont plus de valeur que les plaisirs physiques, alors la vie des professeur-e-s d’université a plus de valeur que celle des athlètes ou même des mécanicien-ne-s. Celui ou celle qui préfère les jeux vidéo à la littérature n’aurait rien compris à la vie. Celui ou celle qui préfère se consacrer à sa vie amoureuse plutôt qu’au travail (ou inversement) passe peut-être à côté d’une vie réellement humaine. Et tant qu’à y être, la musique classique ou le jazz sont intrinsèquement plus valables que la musique punk ou techno.

Mais quel est donc ce fameux critère objectif qui permet d’établir que certains modes de vie sont supérieurs à d’autres, indépendamment de la satisfaction que les individus en retirent? Même les perfectionnistes de l’Antiquité avançaient que le dessein de recherche de la vie bonne était de trouver l’ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l’âme. Autrement dit, ils admettaient tacitement que le critère est la satisfaction subjective. Ces penseurs antiques s’imaginaient seulement qu’il y avait de meilleures manières que d’autres pour y parvenir (et ils pensaient aussi qu’une vie tranquille vaut mieux qu’une vie mouvementée, ce qui est encore perfectionniste).

De nos jours, cependant, on reconnait qu’il existe une panoplie de façon de s’épanouir. Chacun a sa manière. Certains trouvent leur comble dans la religion, d’autres dans une appartenance à une communauté, certains à militer, d’autres à relever des défis (comme escalader une montagne ou gagner un concours de manger le plus de végéburgers possible). Ou plutôt, on réussit à s’épanouir en développant différentes sphères de notre vie, mais même si ce n’était pas le cas, ça ne change rien: il n’y a pas de bonne ou de mauvaise formule tant que chacun réussit effectivement à s’épanouir. On ne va quand même pas forcer tout le monde à devenir professeur-e d’université, et encore moins en prétextant que c’est pour leur propre bien! C’est pourquoi les libéraux insistent tant qu’il nous faut reconnaître le fait du pluralisme, c’est-à-dire qu’il y a une diversité de façons légitimes de concevoir le monde et la vie. Étant donné ce pluralisme, il convient sans doute de demeurer agnostique à savoir qui a raison.

Soyons alors antispécistes et antiperfectionnistes!

Les plaisirs des animaux ne sont donc pas indignes, même s’ils sont plus limités que ceux des humains. Je l’avoue, j’ai de la difficulté à comprendre pourquoi un porc aime se rouler dans la boue, mais qui suis-je pour juger? (D’autant plus que certains humains adorent en faire autant.) De son point de vue à lui ou elle, c’est peut-être le bonheur total de se baigner dans la terre humide: c’est peut-être ce qui rend sa vie digne d’être vécue. De la même manière, je ne comprends pas trop ceux et celles qui collectionnent les timbres, mais il serait hautement déplacé que j’en conclue que leur vie vaut moins la peine d’être vécue que la mienne. Si on est antiperfectionniste entre humains, comment alors être perfectionniste lorsqu’il s’agit de comparer les humains et les non humains? Encore une fois, ce qui m’apparait comme étant le plus simple et le plus sain est de savoir si les individus s’épanouissent effectivement, chacun à sa manière.

Miss Piggy from Woodstock

Miss Piggy, qui habite à Woodstock Farm Animals Sanctuary, a sa manière de vivre une vie digne d’être vécue.

Il me semble tout de même que la vie des animaux est également beaucoup plus riche que nos préjugés ont tendance à nous le laisser croire: chez plusieurs espèces, les animaux développent des relations complexes, aiment les défis cognitifs, s’inventent des règles pour jouer, et ont surtout des préférences individuelles marquées au sein d’une même espèce, voire de la même famille. Quoi qu’il en soit, même les passions des poissons, même si elles paraissent moins raffinées et distinguées pour plusieurs personnes, n’en demeurent pas moins importantes à respecter que celles des grands singes.

Les spécistes ont également forgé le préjugé selon lequel les véganes sont des amoureux des animaux ou que les véganes croient profondément que la vie des animaux a autant de valeur que celle des humains. Pourtant, un engagement envers l’antispécisme peut aussi être fondé sur la neutralité. Il ne s’agit pas d’affirmer que les animaux sont aimables et admirables, mais simplement d’admettre que nous ne devons pas nous prononcer sur quel mode de vie a plus de valeur que les autres (antiperfectionnisme compréhensif). On peut sinon, dans sa vie personnelle, continuer à croire que la vie humaine est supérieure tout en concédant que notre société ne doit pas se prononcer sur cette question et doit alors reconnaître les droits des animaux et abolir l’exploitation animale (antiperfectionnisme politique). On peut détester les animaux, les trouver stupides, inintéressants, inférieurs et malgré tout devenir végane — tout comme on peut juger que ceux et celles qui aiment les téléréalités sont des êtres inférieurs, mais croire qu’ils méritent quand même les mêmes droits que les autres.

Une autre leçon de l’antiperfectionnisme est de mettre en lumière que le véganisme n’est pas qu’un simple mode de vie valable, digne d’être respecté parmi la pluralité des autres modes de vie : c’est plutôt une obligation morale qui consiste à respecter le mode de vie d’autrui, et en l’occurrence celui des animaux (incluant les humains, car les véganes devraient aussi se préoccuper de justice sociale humaine). C’est la condition nécessaire pour que les animaux puissent vivre leur propre vie. Comme je l’ai expliqué plus tôt, si notre façon de concevoir une vie bonne impose des conséquences dramatiques sur autrui, alors celle-ci n’est pas légitime. Je n’ai pas le droit, par exemple, d’avoir comme hobby de me battre contre les plus faibles que moi, sans leur consentement, sous prétexte que ma vie serait plus digne ainsi. De la même manière, notre plaisir n’est pas légitime s’il dépend de l’exploitation des autres, y compris des animaux. Et il y a tant de manières de vivre une vie riche et épanouie sans exploiter d’êtres sensibles!

La question de l’antiperfectionnisme permet enfin de s’éloigner du problème de la souffrance. En éthique animale, on consacre en effet énormément d’efforts à justifier pourquoi il faut cesser de faire mal aux animaux et de les tuer. En parlant d’antiperfectionnisme, on pose ainsi une autre question tout aussi importante: au-delà de ne pas nuire aux animaux, ne devrions-nous pas aussi les laisser s’épanouir, les laisser vivre leur vie, et donc leur reconnaître le droit à la liberté? C’est pourquoi, au cours du prochain billet, j’élaborerai sur la portée morale et politique de la capacité à éprouver du plaisir.


Voir aussi l’article de Stanford Encyclopedia sur le perfectionnisme en philosophie morale et politique.

6 avis sur « Un argument antiperfectionniste pour la justice animale »

  1. Merci de parler de ça :)

    C’est un sujet primordial que j’ai souvent essayé de partager avec des amiEs, sans toujours parvenir à me faire comprendre… J’ai d’ailleurs l’idée folle d’écrire un livre ou une histoire sur cette question. À suivre!

  2. Ping : La portée morale et politique de la capacité à éprouver du plaisir | Frédéric Côté-Boudreau

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