Étude de cas sur un café à chats

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Un café à chats végane en plein coeur de Montréal

En juin dernier, le Café Venosa a ouvert ses portes sur le boulevard St-Denis à Montréal. Pour une première fois, il s’agit d’un café à chats n’offrant que de la nourriture végétalienne — une cohérence qui s’imposait comme nécessaire. (En effet, quel serait l’intérêt d’aller flatter des chats tout en croquant dans des paninis au jambon et fromage?) Mais au-delà de son attrait ludique et inusité, et de son menu fort appétissant, ce qui m’a frappé de cet endroit est qu’il pouvait exemplifier des idées que je défends à travers mon parcours académique et militant.

J’ai discuté auparavant de la théorie de la citoyenneté animale proposée par Sue Donaldson et Will Kymlicka, théorie qui suggère entre autres de considérer les animaux domestiqués comme des membres à part entière de nos sociétés et de leur octroyer le statut de citoyen. Et si le Café Venosa nous offrait une fenêtre sur une possible zoopolis, du moins sur une partie de celle-ci?

Je propose ici de montrer de quelle manière un café à chats végane nous permet de nous pencher sur trois aspects de la citoyenneté animale: la question de l’inclusion sociale, l’instauration des règles du vivre ensemble et le problème des conditions de travail. Il est probable que les fondateurs de ce café n’avaient pas de telles intentions en tête, mais leur initiative nous invite bien à mieux explorer nos idées et pratiques sur des thèmes politiques de grande importance.

Un projet d’inclusion sociale

Étrangement, l’impression que j’ai ressentie dès ma première visite est que ce café m’est apparu comme étant normal. Je pouvais travailler dans un coin alors que des chats venaient m’interrompre de temps à autre et c’était là, à mes yeux, un aspect relativement banal de la réalité quotidienne. Ce qui était différent était la rencontre avec ces chats en particulier, que je ne connaissais pas encore, mais non leur présence en tant que telle. Il m’a fallu un moment pour me rappeler que je me trouvais dans l’exception et non dans la règle: partout ailleurs, les animaux ne sont pas bienvenus dans l’espace public.

Parce que notre société est spéciste et bâtie sur la suprématie humaine, ce sont toujours des humains qui s’arrogent le privilège de déterminer où les animaux ont le droit d’être et où ils n’ont pas le droit d’être. Nous pratiquons, en d’autres mots, la ségrégation selon l’espèce. La quasi-totalité des restaurants, magasins et établissements en Amérique du Nord n’accepte que la présence d’Homo sapiens (et encore, pas de tous…), et les exceptions ne sont tolérées qu’à certaines conditions.

Pour être plus précis, les animaux de compagnie sont en grande partie relégués à la sphère privée: ils doivent vivre dans des maisons et appartements, parfois avec accès à des cours; dans le meilleur des cas, il existe des parcs à chiens et certains chats peuvent se promener dans les ruelles et le voisinage (mais encore, ces espaces ne sont pas adaptés à eux et présentent de nombreux dangers). Les animaux « de ferme », quant à eux, doivent rester confinés à la ferme et ne pas partager l’espace urbain, et donc demeurer invisibles à la grande partie de la société. Il en va de même pour les animaux « de laboratoire » qui, après être sortis des élevages qui les fabriquent sur mesure (voir par exemple ici), n’existent que dans les laboratoires et sont généralement tués après « usage » (lorsque ce n’est pas pour l’usage). Les animaux « de cirque » habitent dans les cirques et voyagent avec eux, alors que les animaux « de zoo » passeront leur vie entière dans leur zoo. Et ainsi de suite.1

Comme on le voit, la fonction de l’animal (fonction déterminée par les humains) détermine son lieu d’existence. Et ces règles sont rarement défiées, à part lorsque certains adoptent des animaux d’élevage ou de laboratoire comme animaux de compagnie (pensons à Esther le cochon).

Tarquin, l'un des habitués du café.

Tarquin, l’un des habitués du café. (photo prise de Facebook)

Ainsi, admettre des chats dans un café brise l’invisibilité des normes ségrégationnistes, car un tel endroit appartient soudainement autant aux humains qu’aux chats qui y résident.2 Ce n’est pourtant pas toujours le cas : les cafés ordinaires pratiquent la ségrégation et ne laissent pas les animaux y cohabiter. C’est en ce sens que le Café Venosa m’a paru normal: car ça devrait être la norme que des animaux domestiqués puissent vivre dans notre espace social et venir nous saluer s’ils le désirent.

Bien sûr, dans un monde spéciste, un café à chats ne peut représenter qu’une avancée modeste et limitée. Les chats y demeurent confinés dans un espace restreint qu’ils ne peuvent quitter — le monde extérieur leur est encore hostile et ils seraient soit tués ou blessés, soit renvoyés à d’autres endroits — et il ne s’agit que d’une seule espèce animale. L’initiative est néanmoins remarquable, car elle offre la possibilité à certains animaux d’être eux-mêmes dans un contexte qui leur est pacifique. Et leur présence revêt par le fait même une importance politique. Comme j’en ai traité dans mon dernier billet, la meilleure forme de représentation politique est l’autoreprésentation, c’est-à-dire laisser les individus se représenter eux-mêmes et communiquer leurs désirs et besoins. Bien que la plupart des humains connaissent assez bien les chats (19% à 38% des foyers vivent avec au moins un chat3, et tout le monde sait que les chats dominent Internet), il est beaucoup plus rare d’en rencontrer dans un commerce. Pour ces raisons, j’ai trouvé que le Café Venosa encourageait l’inclusion sociale (des chats en particulier, mais grâce à son véganisme, envoyait également un message cohérent sur les autres animaux) en nous permettant de constater que les animaux domestiqués peuvent jouir d’une présence plus large dans notre espace quotidien.

Un autre point intéressant est que les chats résidant au Café Venosa sont adoptables grâce à un programme établi avec la collaboration de la SPCA de Montréal. Cela permet d’un côté de combattre la production de chats dans les élevages en faisant la promotion de l’adoption (plutôt que de l’achat), et d’un autre côté permet la socialisation entre un plus grand nombre de chats et d’humains.

Murale présentant les chats adoptables (en juin — il y a eu un peu de roulement depuis!).

Murale présentant les chats adoptables (en juin — il y a eu un peu de roulement depuis!).

Un laboratoire pour développer le vivre ensemble

Que l’espace appartienne aussi aux chats est bien démontré par le fait qu’il existe des règles à suivre si l’on souhaite fréquenter les lieux. Car si, pour les clients, ce café est un lieu de visite, pour les chats il s’agit de leur résidence. Si l’on accepte de partager l’espace et le quotidien avec eux, cela implique nécessairement de s’entendre sur des règles pour vivre ensemble.

Le Café Venosa remplit bien sa mission à cet égard en diffusant sur chaque table les règlements détaillant comment respecter le bien-être physique et psychologique des locataires félins :

Café Venosa - règlements

À mon sens, il s’agit de règles minimales, l’esprit général étant d’être à l’écoute des chats eux-mêmes. Et chacun aura peut-être des besoins particuliers. Certains chats peuvent, à certains moments précis, nous communiquer qu’ils ont envie de jouer ou d’être caressés, et à d’autres moments nous montrer qu’ils préfèrent la tranquillité et la solitude.

Porter attention à la communication des animaux est essentiel au projet antispéciste, mais est malheureusement souvent négligé. Pourtant, si l’on veut assurer le vivre ensemble, une société mixte d’humains et d’animaux non humains devra mettre l’accent sur l’apprentissage des règles de respect mutuel et de communication interspécifique. Les humains seraient sensibilisés à bien déchiffrer les signaux des différentes espèces partageant leur espace, de même que les animaux citoyens devraient, s’ils en sont capables, développer leurs capacités à interpréter les signaux des humains et des autres animaux. (Je peux d’ailleurs certifier que les chats résidant au Café Venosa ont bien internalisé les règles pour respecter les humains de passage. À l’exception peut-être de Tarquin, qui volera votre paille ou votre crayon aussitôt que vous détournerez votre regard, ou de Kiyoshi qui se couchera sur votre manteau ou votre sac et qui refusera de le céder à votre départ!)

L’annonce de tels règlements rappelle également que les animaux ne sont pas des jouets ou des bibelots à la disposition des clients, ce qui n’est pas toujours évident pour de nombreux humains souvent empressés d’aller les flatter et les déranger aussitôt qu’ils les aperçoivent. J’espère néanmoins qu’un lieu tel que le Café Venosa, offrant une rencontre nouvelle et enrichissante avec des animaux, réussira à sensibiliser le public moins familier avec le côtoiement d’individus non humains. C’est en ce sens qu’un café à chats peut servir de laboratoire, de lieu d’apprentissage, pour développer les capacités de communication et d’interaction interspécifiques. (Et applaudissons par le fait même la patience de ces chats qui doivent endurer de nombreux humains peu respectueux…)

Conditions de travail animal

On peut néanmoins se poser la question de savoir s’il est légitime d’utiliser des chats pour attirer une clientèle dans un café. Est-ce qu’il s’agit d’exploitation? Est-ce dans le meilleur intérêt de ces résidents félins? Ces chats n’ont pas choisi de vivre et de travailler à cet endroit : est-ce qu’il est illégitime de les contraindre d’y rester?

Les abolitionnistes-extinctionnistes sont portés à condamner toute forme d’utilisation d’animaux. Ces derniers, irrémédiablement soumis à la domination humaine, ne peuvent qu’être exploités contre leur gré. Les partisans de l’approche de la citoyenneté, bien qu’ils se méfient également des dangers d’oppression et de manipulation ainsi que des pentes glissantes, souhaitent cependant rester ouverts à la possibilité que des animaux puissent collaborer avec des humains et même s’épanouir par le fait même. Il serait peut-être même spéciste et dogmatique d’insister sur l’idée que les animaux ne peuvent pas et ne doivent pas contribuer à nos communautés. Même s’il n’est pas absolument exigé, le travail est néanmoins attendu de la part des membres d’une société et constitue aussi l’un des grands vecteurs d’inclusion sociale. Si l’on refuse le travail aux animaux domestiqués, est-ce que ça pourrait être une autre façon de les marginaliser? Du moins, cela ne pourrait-il pas forcer leur disparition?

Donaldson and Kymlicka - Zoopolis

Voir les pages 134-142 pour une discussion plus soutenue du travail des animaux citoyens.

Les partisans de la citoyenneté animale pensent ainsi que si nous voulons considérer les animaux domestiqués comme des membres à part entière de nos communautés, alors il faut accueillir la possibilité qu’ils puissent apporter leur contribution. La question essentielle est donc : comment envisager des formes de collaboration qui ne seraient pas de l’exploitation et dans lesquelles les animaux citoyens y trouveraient leur compte? Aborder cette question est risqué et litigieux, mais à mon avis, l’ignorer le serait tout autant. Le cas du Café Venosa nous offre heureusement un moyen de penser à ce problème grâce à son exemple concret.

D’abord, de quoi aurait l’air une contribution de la part d’un animal si ce dernier n’a pas conscience de la notion de travail? En fait, une contribution économique n’est rien d’autre que d’offrir un service ou un produit qui est en demande. Et les animaux contribuent déjà grandement, mais presque toujours par la force et la violence, avec la production de laitages, d’oeufs, de progéniture, de poils (comme la laine), et aussi par leur chair même. Tout cela, et bien d’autres emplois, doivent absolument cesser. Mais d’autres formes de contributions semblent beaucoup plus innocentes, comme nous apporter de la compagnie et du réconfort ou nous inviter à prendre des marches plus régulièrement. Il s’agit là de réelles contributions à la vie sociale, sans quoi nous ne serions même pas intéressés à partager notre quotidien avec des animaux. Cela peut paraître banal, et pourtant, il semble que ça réponde à un réel désir humain. Ainsi, les chats du Café Venosa apportent indéniablement une contribution économique à leur communauté, sans quoi il n’y aurait pas de clients portés à fréquenter ce lieu en particulier. Cet établissement offre un plus que n’offre pas les autres cafés, et ce plus représente justement l’apport de la présence des animaux.

Certains contribuent plus que d'autres.

Certains travaillent plus que d’autres! (photo prise d’Instagram)

Le problème suivant est de déterminer si les animaux y trouvent aussi leur compte. Dans le travail humain, cela est généralement établi par une demande initiale d’embauche puis par la possibilité de démissionner si l’emploi ne nous satisfait plus. Dans un monde spéciste, ces conditions sont à peu près impossibles à remplir, car il n’existe pas vraiment de voie de sortie: les animaux domestiqués sont condamnés à être la propriété d’humains et à ne pouvoir quitter les lieux sans être pourchassés. Et ce sont toujours les humains qui déterminent unilatéralement ce que doivent faire les animaux. Même avec les meilleures intentions, un café à chats ne peut vraiment y faire exception, et en ce sens, il est vrai que les chats sont contraints à travailler dans le café.

Cela ne signifie pas pour autant que, dans les paramètres regrettables mais indépassables actuels, cet usage ne puisse être permis. En effet, les chats travaillant au Café Venosa n’ont sans doute même pas l’impression de fournir un effort (à part lorsqu’ils n’ont pas la paix pour se reposer, mais heureusement, une salle tranquille est mise à leur disposition s’ils ont besoin de s’isoler). Ils peuvent jouer, socialiser, se reposer et être flattés. Ils retirent également un autre bénéfice de leur collaboration: en effet, ils proviennent d’un refuge (et vivaient probablement dans une cage) et, grâce au programme d’adoption, ont aussi une plus grande chance de trouver un foyer pour la vie. Enfin, seuls ceux ayant démontré un intérêt à la fréquentation d’humains ont été sélectionnés pour travailler au café; on peut donc estimer qu’un animal manifestant des signes d’inconfort et d’anxiété est en train de signifier son refus de participer à l’expérience. En d’autres mots, pour penser le travail animal qui ne serait pas de l’exploitation au sens fort, il est utile de s’inspirer de l’adage « Choisis un travail que tu aimes, et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie ». Si ces chats semblent aimer l’expérience du café, qu’ils n’ont pas été floués par celle-ci (par exemple, ils ne seront pas punis s’ils refusent ni tués à la fin) et qu’ils en retirent un bénéfice (possibilité d’adoption, plus grande stimulation quotidienne, chance de socialiser, etc.), il semble que cette forme de travail animal, bien qu’imparfaite, s’inscrive dans la bonne voie.

Bien sûr, il faut demeurer extrêmement prudent avec ces arguments, souvent utilisés pour défendre l’exploitation animale en prétextant un faux contrat domestique ou un faux bénéfice (voir par exemple les travaux de Jocelyne Porcher). Or, dans l’exploitation animale au sens courant, les droits fondamentaux des animaux ne sont jamais respectés, et les animaux de service sont la plupart du temps manipulés par un dressage intensif, les privant de toute forme d’autodétermination. Ces cas se situent pourtant à l’opposé d’un café à chats faisant la promotion du véganisme et de l’adoption et laissant les chats faire leurs activités dans un contexte pacifique où ils jouissent d’une certaine autonomie. Le projet n’est pas parfait, en bonne partie parce que notre société ne permet pas à ce que des animaux domestiqués puissent avoir le droit d’exercer une influence sur où ils peuvent vivre et sur ce qu’ils peuvent faire. Le Café Venosa semble néanmoins participer au chantier politique de l’inclusion égalitaire des animaux dans nos communautés.

Il y en aurait encore tant à dire sur les questions morales et politiques au sujet des animaux de compagnie et de nos relations avec eux, relations qu’on a rarement tendance à remettre en question. Il ne faudrait en effet jamais prendre leur présence pour acquise et il faut aussi demeurer vigilant à l’égard des préférences adaptatives (c’est-à-dire, ce n’est pas parce qu’ils sont heureux qu’il n’y a pas de problème). J’espère donc pouvoir aborder davantage ces points lors de futurs billets ainsi qu’au cours de ma thèse!

En attendant, voir également mes autres billets sur les animaux domestiqués:


Café Venosa
4433 rue St-Denis
Montréal, Québec
514-985-2626


1. Et je n’ai pas parlé de la situation des animaux sauvages urbains (comme les pigeons, écureuils et rats) et des animaux sauvages. Pour connaître une approche globale sur nos interactions politiques envers ces catégories d’animaux, voir par exemple Donaldson et Kymlicka (2011), Zoopolis, chapitres 6 et 7.
2. Les chats ne sont évidemment pas propriétaires des lieux, mais l’espace est quand même aménagé en fonction de leurs besoins, notamment grâce à l’installation de nombreux arbres à chats.
3. Le 38% est tiré d’une étude citée par Sorenson (2010), About Canada: Animal Rights, p. 105–106. L’étude a été commandée par le Canadian Animal Health Institute et réalisée par Ipsos Reid. L’American Society for the Prevention of Cruelty to Animals estime à 30 à 37% le nombre de foyers ayant un chat aux États-Unis. Le Pet Food Manufacturer Association l’estime plutôt à 19%.