Je fais partie d’un mouvement social qui milite pour l’égalité animale, ce qui implique l’abolition de l’exploitation des animaux et de toutes formes de domination à leur égard. Cet idéal parait bien utopique et absurde à la plupart de mes contemporains, et pourtant, ce mouvement continue de grandir mondialement. Arriverons-nous un jour à véganiser la société?
Pour répondre à cette question, je propose une série de billets portant sur le projet de créer un monde végane qui reconnaitrait les animaux en tant qu’égaux des humains. Quels sont les obstacles que nous pourrions rencontrer? Quelles seraient les transformations que nos sociétés devront opérer? De quoi aurait l’air une société végane et antispéciste? Est-ce seulement un projet réaliste? À raison d’environ un texte par mois, j’aborderai les thèmes suivants:
- la transition sociale
- la représentation artistique et politique
- les défis économiques
- le rapport à la nature
- la médecine
- les relations internationales et interculturelles.
Le mouvement antispéciste, s’il souhaite abolir l’exploitation animale et véganiser la société, devra changer notre manière même de voir les animaux et de les représenter sur la scène politique. Dans ce deuxième volet de la série, je discute ainsi de la représentation artistique ainsi que de quelques formes de représentations politiques institutionnalisées. J’ajoute ensuite que la représentation la plus essentielle demeure l’autoreprésentation, où l’on apprend à découvrir les animaux pour ce qu’ils sont réellement, avec toute leur individualité. Pour conclure, je parle du rôle prospectif et rétrospectif de l’éducation.
La représentation artistique
Puisque l’art est souvent à l’avant-garde des mouvements sociaux, qui dit représentation politique dit représentation artistique. La raison est simple: avant de défendre un groupe social au sein de débats politiques et sociaux, il faut d’abord pouvoir inclure ce groupe dans l’imaginaire collectif, c’est-à-dire pouvoir l’illustrer comme un objet digne de considération sociale. Et l’art, dans sa littérature, dans son théâtre ou dans sa forme plastique, se révèle particulièrement puissant pour pouvoir dénoncer des injustices et élargir notre univers moral. Il sait nous provoquer et nous faire percevoir des situations que nous n’osions contempler ou remarquer plus tôt.
Pour illustrer ce propos, voici une petite sélection d’oeuvres picturales dénonçant l’exploitation animale, et vous pouvez cliquer sur les images afin de découvrir d’autres oeuvres de ces artistes:

Frédéric Back, le dessinateur de « L’homme qui plantait des arbres », était végétarien et défendait aussi la cause animale.
En plus de ce tumblr de Vegan Art où l’on peut parcourir une variété de représentations artistiques de la condition animale, on peut découvrir des artistes tels que Sue Coe, Harmut Kiewert, Pawel Kuczynski, Dana Ellyn, Roger Olmos, Jackson Thilenius, Twyla François, Sunaura Taylor, Angela Singer, Roma Velarde et aussi un caricaturiste comme Dan Piraro. En matière de photographie, je recommande particulièrement le travail de Jo-Anne McArthur de We Animals, qui réussit bien à capturer l’individualité des animaux.
La représentation artistique passe aussi par une culture très diversifiée. En effet, plus la communauté végane forgera des façons d’exprimer sa cause (à travers la musique, l’humour, le cinéma, le théâtre, mais aussi les magazines et la culture populaire), plus elle pourra se faire entendre de manière très diversifiée et alors rejoindre un plus grand public. Pour le dire en toute humilité, j’admets que c’est moins par le biais de débats philosophiques que par la culture et l’art que les gens s’ouvrent à l’injustice subie par les animaux.
Il va de soi qu’il faut aussi être prudents avec l’art. Ironiquement, l’anthropomorphisation des animaux, notamment à travers les dessins animés, a contribué à sensibiliser les gens à l’individualité des animaux, mais les façons de représenter les animaux peuvent être extrêmement variées et n’ont pas besoin d’emprunter la voie de l’anthropomorphisme, qui comporte son lot de problèmes, dont celui de fausse représentation et de métaphore de la condition humaine. Comme j’y reviendrai plus tard, j’estime qu’il vaut mieux représenter les animaux tels qu’ils sont ou représenter ce qu’ils subissent réellement, et non les mesurer à la lumière de ce que les humains sont. Par ailleurs, l’art et la culture peuvent aussi bien servir à véhiculer et à renforcer les idéologies en place: à ce sujet, voir par exemple les brillantes analyses antispécistes de Paul Rigouste sur le blogue Le cinéma est politique, comme son article « L’inconvénient d’être un animal dans un film d’animation ».
La représentation politique
Pour leurs Conseils, il a été rapporté que les Iroquoiens désignaient une personne dont la fonction était de représenter, non pas les intérêts d’une tribu en particulier, mais les intérêts des habitants non humains des plaines; les créatures à quatre pattes, les créatures ailées, les créatures rampantes. La personne désignée était invitée à prendre la parole en se demandant: qui parle pour les loups?
– Rowlands, Mark (1998). Animal Rights: Moral Theory and Practice. 2nd Revised Edition (2009). New York: Palgrave Macmillan, p. 29. (traduction libre)
Les animaux ont été universellement écartés de la politique, du moins en Occident. Pour certains, cela va de soi étant donné que les animaux ne sont pas des agents politiques, capables de s’associer, de comprendre les enjeux de société et de délibérer à leur sujet. Évidemment. Ce qui est moins sûr, en revanche, est de comprendre pourquoi ces incapacités suffisent à disqualifier les animaux du domaine politique. Comme je l’ai expliqué précédemment, il y a plusieurs raisons pour intégrer leurs intérêts dans les théories de la justice, et naturellement, à les inclure dans les préoccupations de nos institutions publiques: après tout, plusieurs d’entre eux font partie de nos sociétés et y contribuent, et nos décisions collectives ont toujours un grand impact sur leur vie. Surtout, le sort des individus vulnérables ne devrait pas reposer sur la seule responsabilité individuelle.
Tout le défi consiste en fait à trouver une manière de représenter adéquatement les animaux dans la sphère politique. La voie classique et la plus discutée passe par le biais de partis politiques: il faut que des députés prennent la parole au sein des parlements pour faire avancer de meilleures lois de défense animale, de meilleurs budgets d’inspection et de renforcement juridique et de meilleurs programmes. Comme la cause animale demeure extrêmement marginale dans nos sociétés, il y a peu d’espoir à moyen terme pour qu’un parti traditionnel, récoltant déjà un pourcentage respectable des suffrages, soit ouvert à défendre un programme radical s’écartant des croyances populaires spécistes. Pour cette raison, à travers le monde, des partis politiques ont été fondés avec comme mandat principal la défense les animaux. Grâce à son système de représentation proportionnelle, les Pays-Bas ont été le premier pays à accueillir un député d’un tel parti, le Partij voor de Dieren (Parti pour les animaux). Ma crainte, cependant, est qu’étant donné les limites actuelles des avancées politiques pour la cause animale, de tels partis deviennent facilement réformistes, c’est-à-dire qu’ils se contentent de revendiquer des améliorations des conditions d’élevage plutôt qu’oeuvrer à défendre les animaux comme des sujets de justice possédant des droits fondamentaux et ne méritant pas d’être traités comme de la marchandise ou des esclaves. Même si le réformisme peut réussir à alléger la souffrance, il se révèle cependant insuffisant pour amorcer une révolution dans la pensée et permettre une réelle transformation dans la perception des animaux et de leur statut. Je crains que dans l’état actuel des choses, les partis politiques animalistes ne puissent vraiment représenter les intérêts des animaux ou représenter leur voix: en effet, ils ne remettent même pas en question l’exploitation animale. Ce qui importe encore plus, dans ce cas, est de bâtir un mouvement social et politique qui a des revendications abolitionnistes claires.
Outre la voie des partis politiques, il existe d’autres moyens pour représenter les animaux dans l’espace politique. Il est possible, par exemple, de mandater des fonctionnaires (procureurs, commissaires, policiers, inspecteurs, travailleurs sociaux, etc.) qui auraient comme mandat principal de défendre et de représenter les animaux. Par exemple, le canton de Zurich, en Suisse, a nommé un procureur à la défense animale, Antoine F. Goetschel, qui est payé par la ville pour appliquer les lois contre la cruauté animale et défendre juridiquement les animaux. Récemment, la Norvège a également mis sur pied une branche des services de police pour la défense des animaux. Dans un monde encore plus évolué, il pourrait éventuellement exister un Ministère de la condition animale, voué non seulement à défendre les animaux lorsque leurs droits sont violés, mais aussi à encourager la société à accepter les animaux comme des égaux, que ce soit par le moyen de programmes dans les écoles et les milieux de travail, par la publicité, par la facilitation du véganisme ou par la divulgation des différents obstacles au respect des droits des animaux au sein de la société.
Un problème dans ce type d’initiatives est qu’elles sont facilement sujettes à la capture de régulation, c’est-à-dire que les lobbys d’exploitation animale pourraient prendre le contrôle des mécanismes institués et les détourner de leur objectif. Ce problème est déjà présent dans le cas des soi-disant comités d’éthique qui évaluent l’expérimentation animale faite dans les universités, des inspecteurs d’élevages et d’abattoirs, et même des vétérinaires travaillant dans les élevages: tous oeuvrent à faciliter l’exploitation animale, et non à protéger les animaux exploités. Le langage orwellien est particulièrement évident lorsqu’on appelle « comité de bien-être animal » un comité qui permet à ce que des animaux soient brûlés, noyés, affamés, drogués, mutilés et tués, et c’est pourtant un langage courant dans nos institutions actuelles. Pour éviter que ces mécanismes de défense ne deviennent complices de cela même qu’ils sont censés combattre, il serait alors possible d’octroyer certains pouvoirs aux organisations de défense animale afin que celles-ci puissent au moins les surveiller et les dénoncer, au mieux les contrôler. La représentation institutionnelle ne vient pas sans ses risques, surtout dans un monde monopolisé par le spécisme, et c’est pourquoi la transformation des mentalités et des moeurs doit accompagner, voire peut-être même précéder, de telles avancées. La révolution doit, encore une fois, passer par une frange de la population endossant le véganisme et militant quotidiennement pour faire reconnaître les droits des animaux.
Les (très nombreux) défis qui se posent à la représentation politique des animaux sont sensiblement les mêmes que ceux pour défendre les groupes les plus vulnérables de nos sociétés. Le cas des animaux est seulement plus complexe dans la mesure où ceux-ci ne peuvent s’organiser et rapporter les injustices dont ils sont victimes. Mais ce n’est pas parce qu’on ne peut dénoncer une injustice qu’on n’en subit pas: au contraire, c’est lorsque la vulnérabilité est plus grande que le besoin de justice se fait encore plus criant. Il nous faut ainsi développer un anti-realpolitik, où ce ne sera plus simplement les rapports de force qui détermineront le paysage de nos décisions sociales. Pour défendre les plus vulnérables, il faut alors imposer la présence de ces groupes sous-représentés, et la société civile a un rôle majeur à jouer à cet égard.
Laisser la parole et la présence aux opprimés
Dans le mouvement de défense animale, on entend souvent le slogan de « défendre les sans-voix », ou de « parler au nom de ceux qui ne peuvent parler » (« speak for the voiceless »). Il est vrai que les animaux ne peuvent s’exprimer dans notre langage articulé, et que pour cette raison, nous devons bien souvent décrire aux autres humains les injustices que subissent les animaux. En même temps, il faut être très prudent avec l’idée de parler au nom des victimes, car il serait facile de ne pas les représenter fidèlement et de plutôt dire ce que nous, nous pensons être le mieux pour elles. Nous tomberions alors dans une autre forme de domination, de même type que lorsque des hommes veulent défendre les femmes ou lorsque des blancs (disons même, des beiges) veulent défendre des personnes racisées. Ne devons-nous pas demeurer suspicieux lorsqu’un membre d’un groupe dominant prend la parole au nom des dominés? Certes, les animaux ne peuvent parler, mais cela implique-t-il que les humains doivent toujours s’exprimer à leur place?
Confronté au même problème, le mouvement pour les personnes ayant un handicap utilise le slogan suivant afin de dénoncer leur exclusion politique: « Rien sur nous sans nous! » (qui sonne mieux en anglais, d’ailleurs: « Nothing about us without us! »). Au lieu d’avoir cette attitude paternaliste consistant à spéculer que les besoins de tous les membres d’un groupe sont les mêmes, il est beaucoup plus juste de porter attention à leur individualité, à leurs besoins propres, à leurs façons d’être et de communiquer. On s’aperçoit alors qu’en leur accordant une plus grande liberté de choix, leur qualité de vie peut s’améliorer. Et est-ce vraiment étonnant, quand on y pense?
Mais comment laisser la parole aux animaux si ceux-ci ne parlent pas?
En réalité, comme l’expliquent bien les théoriciens de Zoopolis et certaines écoféministes, le problème n’est pas que les animaux ne parlent pas comme nous et ne peuvent pas, par conséquent, engager la participation politique telle que nous l’entendons: il s’agit d’une façon très logocentriste, et trop élitiste, de concevoir la participation et la représentation. Le problème, plutôt, c’est que nous ne portons pas attention à ce que les animaux sont, aux besoins qu’ils ont et aux façons propres à eux qu’ils ont de communiquer avec nous. Le mieux et le plus simple est donc de les laisser être, parmi nous, les laisser être tels qu’ils sont, tout simplement, ainsi que leur accorder une présence, une présence déjà trop souvent réprimée ou interdite dans notre monde spéciste. À l’égard des animaux domestiqués, et même des animaux de compagnie, on dicte absolument tout de leur vie: leur liberté de mouvement, avec qui ils peuvent socialiser, leur sexualité, leurs activités quotidiennes, et quel sera le moment de leur mort. Rarement, nous cherchons à connaître leur avis, et jamais nous ne nous demandons quelle vie les animaux veulent-ils mener et ont-ils le droit de mener.
Pour réellement représenter les animaux, il faut donc les laisser se présenter eux-mêmes, car ils ont après tout des préférences individuelles et sont tous différents des uns des autres. Et surtout, ils sont les mieux placés pour savoir ce qu’ils veulent. Alors qu’on veut « parler au nom des sans voix », il convient de nous rappeler que les animaux ont une façon de s’exprimer, ils ont en quelque sorte une voix, et cette voix compte politiquement même si les animaux ne comprennent pas les enjeux politiques en question. Par leur comportement, leur langage corporel et leurs vocalisations, ils peuvent exprimer leur désaccord et leur résistance tout comme leurs désirs et leur confiance. Si l’on pense qu’ils ne sont que des victimes soumises, c’est parce qu’on les force à se taire.
Cela ne signifie pas que les humains n’ont pas un rôle à jouer pour aider les animaux à se faire entendre, mais plutôt qu’il ne faut pas oublier l’individualité de ceux que nous voulons défendre et qu’il faut faire attention à bien écouter leurs besoins particuliers et leurs préférences individuelles. Pour cette raison, une société végane devrait enseigner aux humains à déchiffrer, dans la mesure du possible, les modes de communication des animaux avec lesquels nous interagissons et à être plus attentifs à eux en général. Il ne faudrait pas remplacer l’oppression par un paternalisme intransigeant et pernicieux, ce qui serait une autre forme de domination arbitraire dans la vie des animaux. Il ne saurait y avoir de libération animale si nous n’écoutons pas les désirs mêmes de ceux et celles que nous souhaitons libérer.

Un bel exemple d’autoreprésentation animale: Esther le cochon merveilleux. Elle était destinée à l’abattage, mais elle a été adoptée par une famille qui est devenue végane sous les charmes d’Esther.
Bien sûr, il subsistera toujours d’importants problèmes d’interprétation, mais au moins nous aborderons de vrais problèmes plutôt que de nous fermer par principe à leurs manières d’être et de s’exprimer. Ainsi, lorsque nous sommes confrontés aux défis d’interprétation et de représentation, il est essentiel d’inclure ceux dont on parle, ne serait-ce que physiquement, au sein des débats — c’est même le minimum. Par exemple, si un comité a à se prononcer sur le sort d’un animal, celui-ci devrait être présent dans la salle afin qu’on n’oublie pas qu’il s’agit d’une vie unique plutôt que d’une entité abstraite.

Une photo que j’ai prise lors de ma visite à VINE et où l’on voit des membres de plusieurs espèces cohabiter.
Les sanctuaires d’animaux (comme VINE Sanctuary, au Vermont, basé sur des principes d’autoreprésentation et d’intersectionnalité) peuvent jouer un rôle unique pour laisser les animaux se représenter, car ils permettent la rencontre pacifique et égalitaire entre les humains et les animaux résidents. Dans les sanctuaires, on laisse les animaux être eux-mêmes, autant que possible, en dehors d’un cadre institué pour les exploiter. Bien sûr, il y a toujours un certain cadre imposé (chez les humains comme chez les non humains), mais celui-ci laisse plus de place à l’autodétermination, notamment en laissant les animaux forger leurs propres relations sociales et exprimer leurs comportements individuels. Cela ne signifie pas que les sanctuaires ne comportent pas leur lot de problèmes (voir la brillante analyse critique avancée par Sue Donaldson et Will Kymlicka ainsi que leurs pistes de solution), mais qu’il nous faut imaginer et mettre en place l’espace antispéciste, où animaux humains et non humains jouissent d’un droit égal d’exister et d’habiter.
En effet, il serait spéciste de penser que nous devons partager « notre » espace public avec les animaux domestiqués, comme s’il s’agissait de gentillesse: c’est aussi le leur, et ils ont autant le droit d’y être que nous. C’est pourquoi admettre davantage les animaux dans les lieux publics, en permettant par exemple d’inviter ses animaux de compagnie dans les magasins, les restaurants et au travail (à condition que ces animaux le veulent, par contre!), constitue un autre bel exemple pratique de l’autoreprésentation. En effet, leur seule présence physique parmi nous envoie le message que les animaux ont leur place ici, dans nos sociétés, plutôt que de se voir isolés dans « leur » espace. Cette cohabitation avec les animaux domestiqués est effectivement revendiquée par la théorie de la citoyenneté animale, et la géographie politique aurait aussi beaucoup à dire sur la manière dont notre gestion de l’espace structure les rapports de domination entre les membres d’une société. Les droits des animaux, c’est donc aussi une lutte pour un territoire plus égalitaire. Et cet intérêt est également éducatif: à force de voir les animaux autour de nous, peut-être pouvons-nous espérer que le reste de la société finira par comprendre qu’il s’agit d’individus qui méritent aussi notre respect. Nos concitoyen-ne-s réaliseraient alors que dans le regard de ces êtres se trouve un désir de vivre, d’explorer, et peut-être de socialiser.
Le rôle de l’éducation
Il n’y a sans doute pas une plus grande influence sociale que l’éducation, celle-ci pouvant autant servir à cautionner les idéologies d’oppression qu’à les renverser. Tous les mouvements sociaux en parlent comme d’un outil nécessaire pour établir le progrès moral, mais tous reconnaissent aussi que c’est plus facile à dire qu’à réaliser. Comment inclure l’antispécisme dans le cursus pédagogique?
Au niveau universitaire, l’inclusion de la question animale avance assez bien, sans surprise. Les études animales (animal studies) ainsi que le droit animal se voient de plus en plus enseignés et il existe même des manuels offrant un bon parcours de la matière. En anglais, je recommande particulièrement Animals and Society: An Introduction to Human-Animal Studies de Margo DeMello, mais il existe aussi l’anthologie The Animal Ethics Reader ainsi qu’un manuel de pédagogie Teaching the Animal: the Human-Animal Studies Across the Disciplines. En français, les livres de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, comme le long Éthique animale (2008), peuvent servir de bonne introduction, mais il leur manque une perspective multidisciplinaire sortant de la philosophie.
Les choses se gâtent au niveau préuniversitaire, souvent plus conservateur, et c’est pourtant le secteur le plus important à investir. Avant que des cours d’éthique animale soient introduits dans les écoles, une étape intermédiaire serait de donner des ateliers sur la question. Le risque de polémique est élevé, mais les enfants sont généralement très curieux à l’endroit des animaux et il importe de cultiver cet intérêt en préoccupation sincère. Sans doute que l’aspect le plus important pour introduire les enfants et adolescents aux droits des animaux serait de simplement cultiver leur sentiment d’empathie, que ce soit envers les animaux ou envers tous les humains; par exemple, leur faire prendre conscience du parcours subjectif que vivent les animaux, cesser de les regrouper dans une seule et même catégorie et encourager l’esprit critique quant aux normes sociales. En ce moment, l’éducation est monopolisée par un paradigme spéciste, mais nous pouvons imaginer bien d’autres manières d’éduquer la jeunesse à se représenter les animaux. Pour ceux et celles qui s’intéressent à la pédagogie antispéciste et à l’état actuel de l’éducation, voir l’excellent livre Our Children and Other Animals: the Cultural Construction of Human-Animal Relationships in Childhood par Matthew Cole et Kate Stewart, Animals in School par Helena Pedersen et le blogue de Gail Melson dans Psychology Today. Plutôt que d’attendre que le système scolaire soit prêt à évoluer, les éducateurs-trices, instituteurs-trices et intervenant-e-s scolaires peuvent déjà jouer un grand rôle pour amorcer ce changement de paradigme! L’association belge GAIA Kids a également commencé à compiler une liste de ressources pédagogiques au respect des animaux destinées au jeune public.
Il existe aussi une petite littérature jeunesse émergente au sujet du véganisme (comme Vegan is love: Avoir du coeur et agir et Ne nous mangez pas: Vivre en respectant les animaux) et sur la cause animale (Respecter les animaux à petits pas et Des animaux et des bêtes), mais elle reste grandement à développer.
L’éducation a aussi un rôle rétrospectif pour rappeler ce qui s’est produit auparavant et conserver les acquis du progrès moral. Une société antispéciste, ou qui est en voie de le devenir, devra s’attarder à garder en mémoire les horreurs de la violence que nous avons fait subir, et faisons subir, aux animaux. À la fois pour honorer les victimes et pour se rappeler qu’il est facile de retomber dans des relations d’oppression envers les groupes vulnérables, il sera essentiel que les futures générations véganes soient au courant de l’étendue de l’exploitation animale qui a sévi dans nos civilisations. Encore une fois, l’éducation publique y jouerait un important rôle; un cours d’Histoire doit autant rappeler les horreurs des guerres, du colonialisme, de l’esclavagisme et de la situation des groupes désavantagés, que rappeler que les animaux ont aussi souffert dans l’édification de nos sociétés. En ce moment, l’Histoire enseignée est exclusivement anthropocentrique, et les animaux sont considérés sans histoire.
Une autre idée en ce sens serait de créer un musée de l’exploitation animale, musée qui d’un côté décrirait les différentes facettes de la suprématie humaine envers les individus non humains, et qui de l’autre côté rappellerait quelles ont été les étapes pour la libération animale (ou celles à venir) et comment les militants ont pu ou peuvent contribuer à ce progrès. À ma connaissance, il n’existe actuellement que le National Museum of Animals and Society, ouvert en 2013 aux États-Unis, mais celui-ci ne semble pas adopter une perspective antispéciste et abolitionniste. Un nouveau Museum for Animals and People pourrait voir le jour à Los Angeles et offrir une plus grande place au véganisme et au mouvement de libération animale.
Dans le prochain billet de la série, je me pencherai sur certains défis économiques auxquels feront face les sociétés qui respectent les droits des animaux.