Comment pouvons-nous réduire la souffrance animale?

© Jo-Anne McArthur

© Jo-Anne McArthur

Il n’existe pas, à ma connaissance, de bonne justification à l’exploitation animale dans nos sociétés modernes. Les animaux non humains sont, comme nous, des êtres ayant leur propre vie psychologique et émotionnelle, leur propre personnalité; ils ont leurs préférences et leurs projets, de sorte que les exploiter, même de manière non souffrante (si une telle chose est possible), revient à les empêcher de vivre leur vie et à les traiter comme des ressources. Nous avons aussi la possibilité de bâtir des sociétés saines sans exploitation animale: nous avons la capacité de vivre d’une alimentation entièrement végétale, de nous vêtir autrement qu’avec des peaux d’animaux et de trouver d’autres formes de divertissement qui n’impliquent pas l’assujettissement de personnes vulnérables. En bref, nous devrions abolir l’exploitation animale et revendiquer la justice pour les animaux.

Personne ne se fait d’illusions: cette abolition ne surviendra pas du jour au lendemain. Elle n’en demeure pas moins souhaitable et nous devons militer dès maintenant pour son avènement. D’ailleurs, d’importantes discussions ont lieu dans le mouvement pour déterminer quelles sont les meilleures stratégies à cet effet. Mais en attendant, que faisons-nous des animaux existants qui se voient mutilés, martyrisés et tués dans les élevages? Ceux-ci ne méritent pas leur sort, mais nous ne pouvons pas les libérer de manière massive: non seulement ce serait impossible sur le plan logistique, mais les producteurs auraient tôt fait de faire naître une nouvelle génération d’animaux d’élevage qui subiront exactement le même sort. Les animaux continueront donc de souffrir tant qu’il y aura une demande pour leur exploitation et que les lois le permettront. Si nous avons nous-mêmes cessé de participer à leur exploitation, que pouvons-nous faire d’autre pour eux?

Je propose dans cet article une revue sommaire des deux principales familles de stratégies pour réduire la souffrance animale. D’autres sont possibles, mais je m’en tiendrai au débat le plus commun en dégageant les avantages et désavantages de chaque approche. En d’autres mots, cette présentation se veut à la fois critique et non critique: critique, car j’en profiterai pour soulever les problèmes posés par les différentes approches, et non critique dans la mesure où je ne trancherai pas en faveur de l’une ou de l’autre. Au risque de m’attirer les foudres des partisans des deux camps, je préfère encore suspendre mon jugement, car j’estime que la réponse est essentiellement empirique et que notre appréciation demeure pour l’instant spéculative et biaisée. J’ai moi-même mes méthodes de prédilection et mes inconforts quant à certaines stratégies, mais je choisis de ne plus mettre de bâtons dans les roues de ceux et celles qui militent d’une manière différente de la mienne. En attendant, je crois que nous avons tous intérêt à discuter de manière constructive de ces stratégies afin d’élargir notre répertoire et d’être conscients de nos limites. C’est aussi dans l’intérêt des animaux.

Deux (ou trois) grands mouvements

Les animaux sont pris en otage, prisonniers de l’exploitation, opprimés de toutes les manières possibles. C’est le cas pour plus de 65 milliards d’animaux terrestres par année, et pour des trillions dans le cas des animaux marins. Pour les épargner des souffrances qui les attendent, il faut pouvoir négocier, c’est-à-dire influencer ou convaincre ceux et celles qui participent à cette exploitation.

Les messages et les stratégies à utiliser pour la négociation ne font pas l’unanimité dans le mouvement. D’un côté, certains pensent qu’il faut s’en tenir à militer pour l’abolition et ne pas encourager les autres initiatives: il s’agit des abolitionnistes exclusifs. D’autres proposent de simplement réformer l’élevage pour réduire la souffrance vécue par les animaux. Il s’agit alors des réformistes*. Il est aussi possible de faire campagne pour les réformes tout en espérant l’abolition totale. Plutôt que des réformistes conservateurs (qui ne souhaitent pas remettre en question l’exploitation), il s’agit alors d’abolitionnistes étapistes* (ou gradualistes/inclusifs/réformistes) qui pensent que les stratégies abolitionnistes et réformistes sont non seulement compatibles, mais peut-être même complémentaires. En d’autres mots, on peut rendre l’abolition plus réaliste à coups de réformes de l’industrie.

*En anglais, on parle de welfarism et de new-welfarism, et on retrouve souvent ces termes dans des textes français. Je préfère, pour ma part, traduire cette terminologie ainsi qu’éviter d’utiliser des termes pouvant être péjoratifs (les « néo-welfaristes » ne cherchent pas simplement à faire des réformes, mais souhaitent réellement les abolir: pourquoi leur refuser l’étiquette, alors?).

Autant ces distinctions sont utiles pour parler des stratégies et des tendances, autant elles risquent de nous égarer quant à l’impact direct qu’elles peuvent avoir sur les animaux. Si l’on s’intéresse à la diminution de la souffrance animale, je crois qu’il vaut mieux diviser le problème en deux éléments: la souffrance subie par chaque animal et le nombre d’animaux exploités. Les approches réformistes et abolitionnistes insistent respectivement sur l’une et l’autre, mais peuvent aussi avoir un impact indirect de ces deux manières: en améliorant les conditions d’élevage ou en diminuant le nombre de victimes, qui sont deux gains souhaités par les deux approches.

Réduire le nombre de victimes

On peut réduire le nombre de victimes qui souffrent en prévenant les naissances d’animaux qui ne feraient que connaître le sort de leurs semblables existant dans l’élevage. Voici quatre manières directes de le faire:

  1. La manière la plus directe et complète de diminuer la demande en produits animaux est d’adopter un mode de vie végane, à l’échelle individuelle. Cette approche propose donc de sensibiliser les gens aux raisons d’adhérer au véganisme et de les aider dans leur transition. En un mot, il s’agit du véganisme consumériste: changer ses habitudes de consommation.
  2. Des organisations choisissent aussi d’encourager les consommateurs à réduire leur consommation de produits animaux, sans nécessairement leur demander d’y renoncer. Que ce soit par les Lundis sans viande ou par la réduction des portions de protéines animales, l’intérêt est d’initier ces consommateurs à l’alimentation végétalienne alors qu’ils n’y auraient pas été intéressés autrement.
  3. Il est aussi possible d’adopter des mesures institutionnelles qui ne passent pas par le fait de convaincre des individus: par exemple, faire en sorte que le choix par défaut soit végane (le paternalisme libertaire) ou que les options véganes soient plus accessibles. Cela peut s’appliquer aux cantines (comme ce sera peut-être bientôt le cas au conseil municipal d’Edmonton), aux banquets, dans les avions, etc. Éventuellement, on pourrait militer pour des lois qui facilitent les options végétaliennes, voire les rendent obligatoires dans certains contextes.
  4. Bien que ce soit très peu discuté, on peut aussi privilégier la consommation de gros animaux plutôt que de petits animaux. Les poissons sont les pires choix: on peut en manger un par repas, alors qu’un seul boeuf peut constituer de nombreux repas. Les oeufs et le poulet sont également très importants en termes de morts par calorie. D’ailleurs, sur les plus de 65 milliards d’animaux terrestres tués chaque année, 57 milliards sont des poulets. Pour ces raisons, diminuer sa consommation de protéines animales en remplaçant la viande rouge par du poulet, du poisson ou des oeufs peut entraîner encore plus de souffrance. Ensuite, d’ordre général, plus l’animal est petit, plus les conditions d’élevage seront misérables : pratiquement aucune réglementation n’existe dans le cas des poissons et des poulets. Évidemment, il ne s’agit pas d’encourager les gens à manger un boeuf plutôt que des poissons (chacun a un égal droit de vivre), mais simplement de rappeler que le choix de la protéine animale peut entraîner des conséquences diverses.

Désavantages

Pour illustrer les désavantages, je vais me consacrer au cas de la conversion au véganisme, sans doute le plus répandu au sein du mouvement car il s’agit de l’idéal à atteindre. Les stratégies de privilégier les gros animaux ou celle de la réduction partielle, en plus de violer les principes abolitionnistes exclusifs, ne vont pas en elles-mêmes changer notre manière de voir les animaux et de prendre au sérieux leur souffrance. Ce sont souvent des tendances qui ont de la difficulté à se traduire en habitus à long terme. Au mieux, elles me semblent des étapes intermédiaires pour mener au véganisme. Parlons alors des limites du véganisme consumériste!

1. Il faut d’abord qu’une quantité considérable de gens deviennent véganes. L’impact individuel est minime: même si, dans le meilleur des scénarios, on laisse entendre que ça peut sauver une centaine d’animaux par année par végane, cela demeure marginal par rapport aux 65 milliards d’animaux terrestres tués chaque année.

Ensuite, même lorsque les individus cessent de contribuer à la demande, l’industrie réussit à écouler son stock d’une autre manière. Des populations qui avaient traditionnellement tendance à manger énormément de végétaux s’orientent peu à peu vers un mode d’alimentation occidental, ce qui implique une grande consommation de produits animaux. L’industrie réussit aussi à revaloriser les produits animaux, à manipuler la demande, à faire des publicités encore plus agressives afin de vanter les mérites de ses produits. Plus elle se sent menacée, plus elle riposte. Il faut donc non seulement convaincre les gens de devenir véganes, mais avoir une force politique plus puissante que l’industrie de l’exploitation animale — qui compte sur des budgets de centaines de millions de dollars et d’alliances étroites auprès des politiciens et des associations professionnelles (exemple ici). Sinon, l’industrie n’a pas tant de remords à jeter ses surplus (exemple ici). C’est pourquoi considérer uniquement le véganisme dans son aspect consumériste, visant à réduire la demande économique en produits animaux, est très réducteur.

2. La méthode de conversion est extrêmement lente. Nous pouvons avoir l’impression que le véganisme croît autour de nous, mais ce n’est peut-être qu’un biais de perception. La somme nette augmente sans doute, mais pas nécessairement la proportion. Pour que cette approche fonctionne, il faut que l’augmentation du nombre de véganes soit plus grande que l’augmentation de la population. Or, chaque jour, la population humaine mondiale augmente d’environ 224 000 individus. Très peu d’entre eux naissent véganes. Ainsi, mathématiquement, si l’on souhaite que 100 % des humains deviennent véganes, il faut que plus de 224 000 personnes par jour deviennent véganes. (Au Québec, l’augmentation de la population est d’environ 172 personnes par jour.) Pendant ce temps, convaincre un seul individu est souvent très long et difficile: cela implique de changer de nombreuses habitudes de vie et surtout de se défaire de nombreux mécanismes de défense psychologique (voir le chapitre sur la dissonance cognitive du livre Voir son steak comme un animal mort de Martin Gibert), en plus de devoir risquer le rejet social, la principale raison pour laquelle les gens abandonnent leur végétarisme ou véganisme.

Malgré la lenteur de l’augmentation, on peut espérer un effet boule de neige. Plus le véganisme devient accessible grâce à l’ouverture de restaurants végétaliens, d’associations et d’organisations oeuvrant sur le terrain, et de ressources en lignes et de produits dans les épiceries, plus on en parle et plus le mouvement s’accélère. On peut espérer que ce soit de plus en plus facile de devenir végane — c’est même incontournable pour que l’abolition soit réalisable un jour. Malgré tout, il est aussi réducteur de penser qu’il suffit de convaincre les gens un à un de devenir végane pour que le monde entier le soit — les transformations sociales ne se sont jamais passées ainsi.

3. Le principal reproche adressé aux abolitionnistes exclusifs est d’abandonner à leur sort les animaux existants. N’est-ce pas une trahison? Le véganisme, en lui-même, ne fait rien pour sauver ces animaux: il sauve les animaux dans la mesure où il évite de les faire venir au monde. Ça ne signifie pas qu’être végane soit inutile, mais que ce n’est peut-être pas suffisant pour les générations actuelles et futures d’animaux exploités: les animaux continuent de souffrir en ce moment même.

Une nuance s’impose à cet argument. Si le véganisme prend de l’ampleur, alors peut-être que l’industrie améliorera les conditions d’élevage par elle-même afin de ne pas perdre de clients et de redorer son image. L’industrie n’est pas passive, mais bien proactive. Plus le mouvement végane dénoncera les horreurs commises envers les animaux, plus l’industrie va vouloir dire que les animaux sont bien traités, et elle devra fournir des preuves. Cela peut donc contribuer à exercer une pression contre l’industrie, à condition que le mouvement végane soit assez fort et influent.

Pour le rappeler, devenir végane est surtout une manière symbolique de protester contre l’exploitation animale, incluant des animaux existants: cela provoque des débats, soulève des questions, fait réagir son entourage et sa société et démontre qu’un autre monde possible. Bien souvent, les gens commencent à réfléchir pour la première fois à la question animale après avoir rencontré un végane. Ainsi, l’adoption du véganisme peut avoir un effet sur les animaux exploités s’il contribue à ce que la population générale se préoccupe davantage des animaux et apprenne la réalité de leurs conditions de vie. Il n’est peut-être pas nécessaire de faire activement la promotion des réformes pour que celles-ci se fassent ou soient discutées: si cette hypothèse est vraie, même une approche abolitionniste pourrait réussir à réduire la souffrance des victimes.

© Jo-Anne McArthur

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Réduire la souffrance par victime: le réformisme

Chercher à réduire la souffrance subie par les animaux dans l’élevage est le propre du réformisme, que ce soit un réformisme conservateur (qui ne remet pas en question le droit d’exploiter les animaux) ou un abolitionnisme étapiste, ouvert aux réformes. Pour ce dernier, le raisonnement est qu’en attendant que l’élevage soit aboli, il faut aussi oeuvrer à améliorer le sort des animaux qui sont sacrifiés. Puisqu’ils seront exploités et tués, alors autant améliorer leur qualité de vie.

Il existe quatre principales manières d’avancer le réformisme:

  1. convaincre les consommateurs d’acheter des produits animaux provenant d’élevages plus « éthiques »;
  2. négocier avec l’industrie afin qu’elle améliore ses normes;
  3. faire du lobbying politique auprès du gouvernement et des parlementaires afin d’améliorer les lois sur le bien-être animal ou d’améliorer leur application;
  4. demander aux commerçants de s’approvisionner auprès d’éleveurs imposant à leurs animaux des conditions de vie moins cruelles.

En plus de ces quatre voies, il y a aussi trois conséquences indirectes à améliorer les conditions d’élevage, conséquences pouvant mener à réduire le nombre d’animaux exploités:

  1. Cela pourrait mener à une augmentation des coûts de production, ce qui pourrait se refléter dans une hausse des prix à la consommation, et donc à une diminution de la consommation — par conséquent, du nombre de victimes.

Or, dans la réalité, on voit que ce n’est pas toujours le cas: certaines réformes s’avèrent avantageuses sur le plan économique, c’est-à-dire qu’elles réduisent les coûts de production (par exemple, iciici et ici). Il n’y aurait donc pas de diminution du nombre de victimes. Ça ne veut pas dire que ces réformes n’améliorent pas la vie des animaux (plusieurs le font), mais que ça rend l’exploitation animale au moins aussi rentable économiquement et qu’il est possible que certaines réformes soient réalisées par l’industrie elle-même sans qu’il soit nécessaire aux organisations de défense animale de les revendiquer. (Et à ce moment-là, les abolitionnistes inclusifs et exclusifs ne devraient-ils pas les dénoncer pour être encore plus efficaces?)

Il semble aussi que certaines réformes n’ont même pas mené à une amélioration claire du bien-être des animaux. Par exemple, le cas de la méthode d’abattage des poulets a été très controversé: on a proposé de remplacer l’électrocution par des chambres à gaz, mais certains experts doutent que ça fasse une différence réelle pour réduire la souffrance des animaux. D’autres réformes, comme l’abolition des cages pour les poules pondeuses, mènent à d’autres problèmes: en l’occurrence, un plus grand taux de mortalité et de maladies.

  1. Les campagnes pour dénoncer les abus et la cruauté réussissent souvent à faire parler de la cause dans les médias ou créent des débats de société. Elles donnent une mauvaise image à l’industrie (qui peut cependant en profiter pour redorer son image en proposant de fausses réformes) et la population, on l’espère, devient plus sceptique devant le discours de ceux profitant de l’élevage. Dans le meilleur des cas, certaines personnes vont faire davantage de recherches et s’intéresser au véganisme alors qu’elles n’en auraient jamais entendu parler autrement.
  1. Réformer les lois contribue à créer un nouvel éthos social. Plus les conditions d’élevages sont prises au sérieux et que les réglementations se précisent, plus les gens ont tendance à croire que les animaux comptent moralement, et que les anciennes pratiques sont immorales. En d’autres mots, psychologiquement, cela fait évoluer la conscience sociale à l’égard des animaux — ce qui peut favoriser l’éclosion du véganisme par la suite. Il suffit de se transposer cent ans en arrière pour voir que les premières lois de protection animale sont aujourd’hui largement appuyées par la société, alors qu’elles étaient souvent ridiculisées à l’époque. Même si les normes actuelles tolèrent de grandes quantités de souffrance, peu dans la population générale proposent de retourner en arrière.

Désavantages

Mais le réformisme comporte aussi ses désavantages:

1. Le réformisme en lui-même ne critique pas l’idéologie qui soutient l’exploitation animale. Après l’ignorance et l’indifférence, c’est bien l’idéologie que nous devons combattre. Tout le monde (à moins d’être psychopathe) est d’accord avec l’idée qu’il ne faut pas faire souffrir les animaux sans nécessité, et pourtant des souffrances extrêmes continuent à avoir lieu, même lorsqu’elles sont sues par le public. Ensuite, si les gens veulent changer, le réformisme les encourage à se tourner vers des modes de production un peu moins cruels, mais qui impliquent toujours des épisodes de souffrance terribles (même dans l’élevage dit « éthique »). Bref, le réformisme ne remet pas en cause la raison pour laquelle les animaux sont exploités en premier lieu. Dans le pire des cas, même si le réformisme réussit à alléger un peu les souffrances des animaux, il entraîne peut-être une plus grande souffrance à long terme puisque le nombre d’animaux exploités ne diminue pas. En un mot, pendant ce temps-là, on ne parle peut-être pas du vrai problème.

2. En faisant la promotion d’options meilleures (c’est-à-dire moins mauvaises), il rassure aussi les consciences. La population continue ainsi à consommer des produits animaux en se disant qu’enfin, les animaux sont bien traités, et elle se révèle par le fait même moins intéressée au véganisme. Dans le pire des cas, certains (peut-être jusqu’à 84 %) cessent même d’être végétariens ou véganes, et la demande en produits animaux réussit à augmenter plutôt qu’à diminuer. En fait, ces réformes marginalisent souvent le véganisme lui-même, en rendant cette option trop extrême et inutile, plutôt qu’en contribuant à rendre le véganisme nécessaire et normal. Bien souvent, ce qui est perçu par le public est que si ces réformes sont souhaitables, alors elles sont acceptables, voire suffisantes.

3. Il permet un beau coup de publicité pour l’industrie. Cette dernière redore sa crédibilité chaque fois qu’elle réussit à dire « nous allons éliminer telle pratique d’ici 2020 ». Habituellement, la date est assez éloignée et peu vérifieront si cela se concrétisera. Les gens vont pourtant continuer à acheter le produit en question « jusqu’en 2020 ». Ensuite, ces coups de pub camouflent toutes les exceptions à ces changements (exemple ici) et le fait que ces changements sont parfois très superficiels dans la vie concrète des animaux. Pourtant, ce que la population générale retient est que les choses ont changé et qu’il existe enfin de meilleures lois et de meilleures conditions de vie.

Par exemple, l’Animal Welfare Act, loi fédérale américaine servant à protéger les animaux, est aujourd’hui la meilleure arme de l’industrie. Même si cette loi contient de nombreuses exceptions et qu’elle est peu appliquée, les organisations d’exploitation animale s’en servent comme parure, comme défense contre n’importe quelle critique. Il en va de même pour les comités de bien-être animal dans la recherche scientifique: c’est la carte maîtresse de leurs relations publiques, alors que ce même comité autorise constamment à mutiler, à tuer, à affamer et à causer des détresses psychologiques aux animaux de laboratoire.

Cela n’implique pas que ces mesures et réformes ne sont pas souhaitables, mais qu’elles ont toujours une arme à double tranchant et qu’il est important de savoir bien les manipuler pour qu’elles ne cautionnent pas davantage l’exploitation animale et empêchent de futures avancées. Il ne faut jamais sous-estimer la capacité de l’industrie à récupérer nos messages — le néocarnisme en est bien la preuve.

4. Les ressources humaines et financières et l’espace médiatique dont notre mouvement peut disposer sont relativement limités. Le réformisme pourrait donc entraîner un détournement des ressources: en un sens, lorsque l’on décide de parler positivement d’une réforme, on rate l’occasion de bien expliquer pourquoi il est injuste d’exploiter les animaux tout court. Pendant ce temps, les formes de cruauté envers les animaux sont si variées et tenaces qu’à chaque jour qui se donne, quelqu’un dans le monde découvre une nouvelle façon d’exploiter les animaux. Militer pour abolir chacune de ces pratiques une à la fois (ou pour convaincre une industrie à la fois, un commerce à la fois) peut s’avérer extrêmement long et complexe, et il y aura toujours un retard de la part des militants. Mais si ces mêmes ressources (humaines et financières) étaient utilisées dans l’éducation végane, on pourrait avoir un impact réel et direct sur la quantité de souffrance en diminuant le nombre d’animaux exploités (mais voir les critiques précédentes face à cette stratégie). De plus, plusieurs véganes convaincus se transforment en militants et cherchent à influencer leur entourage à leur tour. Malheureusement, les réformistes conservateurs sont en général beaucoup moins passionnés et ont énormément de difficulté à bâtir un mouvement social pour concrétiser leurs revendications.

Pour toutes ces raisons, certains croient même que le réformisme peut s’avérer contre-productif. Au mieux, il améliore juste un peu la quantité de souffrance endurée par chaque animal, mais parce qu’il ne conteste pas le système, le nombre d’animaux qui sont tués est peut-être encore plus grand à long terme que si on consacrait nos efforts à remettre en question l’exploitation animale tout court et à exiger l’abolition.

Pour plusieurs partisans de l’abolitionnisme étapiste, cependant, le réformisme sert surtout de levier pour faire parler des animaux dans l’espace public et mieux discuter de l’abolition. Ils croient aussi qu’il faut privilégier une diversité des tactiques et qu’il est donc important que les campagnes réformistes soient critiquées par les abolitionnistes exclusifs — et ces critiques ne cherchent pas à diviser le mouvement, mais à pointer les possibles effets contre-productifs ou l’inefficience de certaines stratégies. Et ils reconnaissent enfin que même si les améliorations de l’élevage sont souhaitables, les campagnes réformistes n’ont pas toujours l’effet escompté et qu’il faut alors les évaluer au cas par cas. Comme elles peuvent se retourner contre nous, il faut pouvoir bien les choisir et les mener, et ne jamais camoufler l’essentiel de cette lutte: revendiquer l’antispécisme et l’abolition de l’exploitation animale. C’est pourquoi si une réforme est légitime, elle ne doit pas nous mettre en tension avec l’idéal.

Marche pour la fermeture des abattoirs, Paris, juin 2015.

Marche pour la fermeture des abattoirs, Paris, juin 2015.

Revenir aux nuances et à l’essentiel

J’ai essayé de ne pas (trop) laisser paraître mon opinion personnelle sur la question et de dresser certains avantages et désavantages couramment entendus sur l’une et l’autre des approches. De toute façon, ce qui importe n’est pas ce que nous pensons personnellement, mais ce qui peut vraiment aider les animaux: ainsi, j’espère que tout partisan pour la libération animale saura aborder ces questions sans orgueil ni dogmatisme et saura proposer de nouvelles solutions aux problèmes posés.

Il convient néanmoins d’insister sur quelques préjugés tenaces et de faire des nuances. Contrairement aux idées reçues, les abolitionnistes exclusifs ne sont pas nécessairement contre les réformes de l’élevage: tant mieux si les animaux souffrent moins. Ils et elles trouvent simplement qu’il ne faut pas en faire la promotion alors que revendiquer l’abolition de l’exploitation est si simple. Pourquoi encourager les gens à adhérer aux lundis sans viande ou à manger de la viande « heureuse » lorsque le véganisme est si accessible? À la rigueur, sans décourager les gens à faire ce qu’ils peuvent, il faut mettre au clair l’objectif ultime et ne jamais laisser sous-entendre que certaines formes d’exploitation sont acceptables.

Enfin, je sens de plus en plus que même les efforts pour la propagation du véganisme risquent de nous égarer sur l’essentiel: sur le fait qu’il s’agit d’un mouvement politique. Devenir individuellement végane n’est pas une fin en soi et ne saurait être suffisant (l’influence économique étant assez faible). L’essentiel est le changement des mentalités et des sensibilités à l’égard des animaux. (Pour cette même raison, il faut permettre aux personnes qui croient à l’idéal d’abolition sans être elles-mêmes véganes de participer au mouvement et de diffuser à leur entourage ce message!) Or, on assiste souvent, au sein du mouvement végane, à la recherche de pureté individuelle: beaucoup d’efforts sont investis afin de ne consommer aucune trace de produit animal et plusieurs véganes se montrent hostiles à l’alliance avec des non-véganes. Ce que nous devrions souhaiter, cependant, n’est pas de changer notre mode de vie, mais de changer la société: de faire de ce monde un monde où les animaux peuvent aussi s’épanouir à leur manière. Ainsi, il ne faut pas blâmer les individus, mais plutôt s’adresser aux modes de pensée et aux arguments — ne pas chercher à les « convertir » à un mode de vie, mais à les convaincre d’une exigence de justice. Il ne faut pas mieux consommer, mais militer pour un idéal politique et encourager les autres, véganes et non-véganes, à y participer.

Ainsi, je n’ai même pas assez discuté du plus important: comment faire de ce mouvement un mouvement de justice sociale qui aura un réel impact politique? Comment faire de nos contemporains des personnes qui se soucient de la violence envers les êtres vulnérables, peu importe leur espèce, et qui reconnaissent alors que le meurtre et la domination envers un animal sont aussi inexcusables qu’envers un humain? Ce sont des questions de psychologie et de stratégie politique qui commencent à être de plus en plus discutées dans le mouvement, et c’est le débat que nous devrions avoir.

Quelques lectures supplémentaires

En ligne:

Livres:


Ce billet s’inspire d’une conférence donnée le 29 avril 2015 dans le cadre du panel La libération animale, 40 ans d’influence d’un livre militant qui a eu lieu à la Librairie Zone Libre. Je tiens également à remercier Pierre-André Gagnon, qui poursuit une thèse de doctorat en science politique sur le mouvement pour les droits des animaux, pour ses précieux commentaires et pour nos discussions.

3 avis sur « Comment pouvons-nous réduire la souffrance animale? »

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