En éthique animale, on fait souvent référence à l’argument des cas marginaux: il existe des êtres humains qui ne possèdent pas les facultés tant prisées par les spécistes, comme la rationalité, la capacité d’agir moralement ou de négocier un contrat social. Ces cas « marginaux » sont les bébés (et dans une certaine mesure, les enfants), certaines personnes ayant une déficience intellectuelle et les personnes âgées en perte de leurs facultés. Nous pensons pourtant que ces personnes sont des patients moraux au même titre que les agents moraux humains, c’est-à-dire qu’ils sont des bénéciaires directs de nos actions morales et qu’ils doivent être inclus dans l’égalité humaine. Il s’agit même d’un truisme de nos sociétés modernes. Il semble donc que les facultés mises de l’avant par les spécistes ne sont pas des critères moralement pertinents, ce qui implique que l’on ne peut moralement exclure les animaux non humains pour ces raisons.
J’estime cependant qu’il faudrait plutôt parler des cas marginalisés. Comme je l’ai écrit à la page 3, note 5, de mon mémoire de maîtrise:
En éthique animale, ces personnes sont généralement caractérisées comme étant les « cas marginaux », mais je trouve cette expression regrettable pour au moins deux raisons. Premièrement, comme le soulignent Donaldson et Kymlicka (2011, 27), cela donne la fausse impression qu’il s’agit d’un petit nombre d’humains, alors que nous avons tous fait partie de cette catégorie lorsque nous étions enfants, et que nous pourrions tous en faire partie de nouveau en vieillissant ou en subissant un accident. Deuxièmement, cela donne l’impression que ces cas sont secondaires, périphériques, voire moins humains, et qu’on peut les aborder en un deuxième temps plutôt que de les inclure directement, dès le premier temps, dans la réflexion morale.
Or, les « cas marginaux » ne représentent ni une exception, ni une classe indésirable de l’espèce humaine. Pour ces raisons, je propose de remplacer cette expression par « cas marginalisés » dans le but de mettre l’accent sur l’idée qu’il s’agit de personnes qui se font écarter par le choix de langage et de théories morales, alors qu’elles ne devraient pas être considérées marginales.
Tant et aussi longtemps que nous insisterons sur des capacités telles que l’agentivité morale et l’autonomie hiérarchique, nous marginaliserons encore et encore ces êtres humains qui ne partagent pas ces qualités. Et cela me paraît extrêmement grave, injuste et arbitraire, et ce, même pour des raisons indépendantes au statut moral des animaux.
Je parlerai dans un prochain billet de comment de nombreuses théories morales, en consacrant des facultés telles que l’agentivité morale, excluent (sans doute sans le vouloir) les enfants et les personnes ayant une déficience intellectuelle du cercle de la considération morale. Il s’agit d’un des importants constats et reproches articulés par les théories de la déficience (disability theories). Il est temps de remettre en question de tels raisonnements éthiques si élitistes et basés exclusivement sur la réciprocité morale.
En attendant, pour lire davantage sur les cas marginalisés, vous pouvez entre autres consulter:
- La section « Une question de justice » de ma page Véganisme et éthique animale: Pourquoi?
- Nobis, Nobis (2004), « Carl’s Cohen ‘Kind’ Argument For Animal Rights and Against Human Rights », Journal of Applied Philosophy, vol. 21, no. 1, p. 43-59.
Ping : Peut-on (et doit-on) inclure les animaux dans la philosophie politique? | Frédéric Côté-Boudreau
Ping : Spécisme et capacitisme: quand l’intelligence se fait violence | Frédéric Côté-Boudreau
Ping : Capacitisme et spécisme sont-ils liés ? – L’AMORCE